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leur violence, par l’excès de la précaution. Le mouvement de la peur, même sans cause réelle, est si puissant sur nous et si pénible, que nous voulons toujours y voir un avertissement. Chacun de nos poltrons ralentit sa marche et se détourne ; rien ne ressemble plus à une attaque par ruse que les manœuvres de la prudence ; la peur en fut redoublée en chacun ; l’un d’eux peut-être voulut passer vite ; l’autre montra son arme. Tels sont les effets d’une folle défiance et d’une mauvaise interprétation des signes.

Il n’est pas naturel à l’adolescence de voir partout des ennemis. Mais le jeune homme arrive souvent à se défier trop dans l’âge mûr, pour avoir cru d’abord aux promesses de politesse. Dans l’état d’équilibre et de force heureuse, il y a un jeu vif et aisé des muscles et du sang et un sourire contagieux ; ce qui fait que l’homme jeune croit éprouver une sympathie dès l’abord, qui serait un pressentiment d’amitié ; à quoi les signes échangés concourent ; on y est toujours pris. Je plains celui qui trouve trop de facilité à ses débuts. Il vaut mieux ne pas trop avoir à attendre des autres ; car il faut une sagesse supérieure pour ne rien supposer jamais des intentions et des pensées d’un homme. On devine quel est le chemin de la déception à la défiance. Beaucoup l’ont parcouru, mais sans prudence ; ainsi ils sont dupes de la défiance aussi. Les signes ne manquent jamais. Tout homme rend des oracles, par la fatigue, par l’humeur, par le souci, par le chagrin, par l’ennui, et même par les jeux de la lumière. Rien ne trompe mieux qu’un regard dur ou distrait, ou bien quelque signe d’impatience, ou un sourire mal venu ; ce sont les effets de la vie, comme les mouvements des fourmis. L’homme est souvent à cent lieues de penser à vous ; vous l’occupez beaucoup s’il est seulement aussi défiant que vous-même, et par les mêmes causes. La solitude et