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Si nous savions ne rien faire, nos passions n’iraient pas loin. J’ai vu des désirs, que je croyais vifs, s’user bien vite, même en y pensant, faute d’action seulement. Mais que de désirs sont nés d’une première action ! Comme l’on voit qu’un homme s’attache à une opinion, simplement parce qu’il l’a soutenue. Et il arrive que deux amis manquent de se brouiller par une discussion vive sur des sujets dont ils ne se souciaient point. D’où ils ne manquent pas de conclure qu’il y avait quelque haine secrète là-dessous dont ils cherchent les causes. Bien vainement ; il n’y avait d’autres causes en jeu que la voix mal posée, la respiration gênée, la gorge contractée, la fatigue enfin. L’ardeur de persuader fait partie de l’ambition. La manie du plaideur aussi.

Mais il faut dire un mot des rivalités, qui fouettent si bien l’ambition ; d’abord par l’imitation des passions, qui nous fait désirer bien plus ce que nous voyons qu’un autre désire ; aussi par l’imitation de la haine et de la colère qu’il montre ; encore par les ruses qu’on lui prête, les calomnies répétées ; et surtout par les amis imprudents, qui entrent dans les querelles. L’ambition humiliée ne se développe amplement que dans les familles, où il est ordinaire que tous imitent le chef et déraisonnent avec lui. On dit que les biens sont naturellement désirés et que c’est cela même qui les définit. Mais, hors un petit nombre de biens, c’est parce que l’on commence à désirer, à vouloir, à poursuivre que les biens sont des biens. Cela est commun à toutes les passions ; mais aussi il y a de l’ambition dans toutes.