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toujours penser mal. La pensée de soi est surtout de convenance, et avec une part d’égard aux autres toujours. Je ne nie pas qu’il y ait toute une littérature, et souvent non écrite, où chacun se décrit et se pose comme il voudrait être aux yeux d’autrui ; mais ce n’est qu’une étude de politesse.

CHAPITRE V

DE L’AMBITION

On dit souvent que l’ambition succède à l’amour, et l’avarice à l’ambition, selon le cours de l’âge. On voit assez clairement pourquoi l’âge glace les amours, comment les moyens de plaire changent avec les années, et quel genre de puissance peut appartenir à un vieillard. La maturité de l’âge transforme déjà l’amour en une sorte d’ambition. Il y a une sûreté de soi, un mépris de beaucoup de choses, un air d’indifférence, qui agissent sur l’esprit le mieux prévenu. Ainsi un amoureux fatigué exerce naturellement cette autre puissance qui lui vient. Mais la passion est moins dans le désir de puissance que dans cet appétit d’obéir, qu’on pourrait appeler l’ambition humiliée. Un parvenu ne peut oublier qu’il a passé par ces chemins-là. Le grand ambitieux se compose beaucoup, et ne se laisse jamais aller jusqu’à l’admiration ; ou bien alors, il la cache. Mais, par un mécanisme que le lecteur comprendra, celui qui fait profession de n’être guère ému ou de ne le point montrer arrive souvent à un calme vide ; sa passion propre, c’est plutôt l’ennui. L’ennui des rois