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beau. J’ai pensé souvent à ce musicien qui, après quelques œuvres de grande beauté, ne trouva plus rien de bon ; sans doute mit-il tout son génie à se condamner ; il mourut fou. Peut-être est-il sage de prendre un peu de vanité, mais sans s’y donner, comme on prend le soleil à sa porte.

On voit ici la puissance des mots. D’une formule mal prise on a tiré l’idéologie la plus vide. L’homme, par nature, n’aimerait que lui, et ce serait la sauvagerie, mais les liens de société l’obligent à compter avec les autres, et à les aimer pour lui, tant qu’enfin il arrive à croire qu’il les aime pour eux. Il existe un bon nombre d’ouvrages, assez ingénieux, où l’on explique assez bien le passage de l’amour de soi à l’amour d’autrui ; et j’avoue que si l’on commençait par la solitude et l’amour de soi, on arriverait bientôt à aimer ses semblables. Mais ce n’est qu’une mauvaise algèbre. Autant qu’on connaît le sauvage, il vit en cérémonie et adore la vie commune ; il est aussi peu égoïste que l’on voudra. L’égoïsme est un fruit de civilisation, non de sauvagerie ; et l’altruisme aussi, son correctif ; mais l’un et l’autre sont plutôt des mots que des êtres. Je ne crois même pas que la crainte de la mort soit l’effet d’un attachement à la vie. Car c’est par la vie qu’on aime tout ce qu’on aune c’est la vie qui aime, mais ce n’est point la vie qu’on aime. Aussi tous la dissipent et beaucoup la donnent. Mais il se peut bien que quelque vieillard oisif tourne enfin son attention à cette petite flamme qui lui reste, et se livre aux médecins. Nous ne dirons point qu’il aime la vie, mais plutôt qu’il craint la mort. Encore y a-t-il toujours, dans cette manie triste, un grand souci de l’opinion des autres, et une image de soi qu’on veut leur donner ; sans compter que l’esprit doctrinaire s’en mêle, comme j’ai vu ; car l’esprit porte tout, même la folie. En bref, je crois que penser l’égoïsme c’est