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ment et sans ambiguïté ; aussi dans un monde où un autre essai ne dépend point du précédent, quoique sans liberté. D’où il suit que, l’idole fataliste étant adorée, il n’y a pourtant point ce désespoir que donnent souvent les essais véritables, dans un monde où tout s’enchaîne inexorablement ; au contraire le culte naïf des fétiches y trouve sa place, et l’espérance y est toujours jeune ; et enfin chacun sait que le monde véritable ne répond jamais aux impatients comme ils voudraient ; ce n’est jamais oui, ni non ; il faut tirer la réponse de soi, selon la sévère ordonnance qui place l’espérance après la foi ; mais le jeu répond toujours oui ou non ; au lieu de continuer, l’on recommence.

Mais observez le piège. Le jeu n’attend pas. Au premier mouvement avertisseur, il faut y courir. Ce n’est plus ici un désir seulement, que l’on sent par les mouvements du corps ; c’est un appel et un présage. Cela éclaire toutes les passions, car le pressentiment y joue toujours son rôle ; mais dans le jeu, l’occasion passe vite ; il n’en reste rien ; il faut y courir. Et si l’on résiste, cette vertu est promptement punie par des regrets. On s’interdit, alors, les promesses à soi. Ainsi est institué dans chaque joueur un art de jouer, qui n’est que l’art d’interroger son propre corps et d’obéir sans balancer. Or, tant que le cœur bat et que les muscles vivent, les oracles ne manquent point. Attendez pourtant, ce n’est encore que badinage ; attendez le jugement dernier. Car, chez les jeunes surtout, l’esprit est prompt à penser de nouveau le monde véritable et toute la vie. Après tant de leçons le jugement fataliste joint finalement le présent à l’avenir, malgré la roulette. Et il se forme cette funeste certitude que nul n’échappe au destin dans le grand jeu. D’où cette volonté de tout perdre et de se perdre, par quoi la passion du jeu finit souvent avec le joueur. Et je crois bien que la peur des conséquences