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et ainsi le sent. Ainsi l’usurier, ainsi le conquérant, ainsi l’amoureux. Chacun fait son bonheur.

On dit souvent que le bonheur plaît en imagination et de loin, et qu’il s’évanouit lorsqu’on veut le prendre. Cela est ambigu. Car le bon coureur est heureux en imagination si l’on veut, dans le moment qu’il se repose ; mais l’imagination travaille alors dans le corps qui est son domaine propre ; le coureur sait bien ce que c’est qu’une couronne, et qu’il est beau et bon de la gagner, non de l’avoir. Et c’est un des effets de l’action de remettre ainsi tout en ordre. Seulement on peut se promettre du bonheur aussi par cette imagination en paroles qui est à la portée de chacun. L’autre imagination se dépense alors en attente et inquiétude ; et la première expérience ne donne rien que de la peine. C’est ainsi que celui qui ne sait pas jouer aux cartes se demande quel plaisir on peut bien y trouver. Il faut donner avant de recevoir, et tourner toujours l’espérance vers soi, non vers les choses ; et le bonheur est bien récompense, mais à celui qui l’a mérité sans le chercher. Ainsi, c’est par vouloir que nous avons nos joies, mais non par vouloir nos joies.

Je ne traite pas ici des vrais maux, contre lesquels la prudence de chacun et le savoir accumulé s’évertuent, sans jamais faire assez. Je traite des maux qu’on peut appeler imaginaires, autant qu’ils résultent seulement de nos erreurs. C’est pourquoi je commence par l’ennui, mal sans forme, trop commun, et origine cachée de toutes les passions peut-être. C’est la pensée qui s’ennuie. Il y aurait bien une sorte d’ennui du corps, lorsqu’il est vigoureux et reposé, car les jambes courent alors d’elles-mêmes ; mais aussi le remède n’est pas loin, et cette courte agitation est bientôt jeu ou action, comme on voit chez l’animal et chez le sage aussi, qui ne réfléchit pas sur ces mouvements. L’ennui est