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et de même un silence. Un général décide de même, sur le moment, non d’après les conseils ou le plan, mais d’après l’objet seulement ; car telle est l’œuvre libre. De même pour le peintre, un coup de pinceau vient après l’autre, et un mot après l’autre pour l’écrivain. Michel-Ange considéra un bloc de marbre, et y vit son David, et sans doute le fit, avec cette vivacité que l’on sait, sans autre modèle que cette statue qui sortait un peu mieux du marbre après chaque coup de maillet. J’avoue que la manière de nos peintres et de nos sculpteurs auxquels il faut deux objets, le modèle et l’œuvre, ne s’accorde guère avec ces vues. Mais peut-on concevoir qu’un général ordonne une bataille sur le modèle d’une autre ? Au sujet de l’écrivain, je remarque que les règles de la versification ont toujours favorisé l’inspiration ; mais que sont ces règles, sinon un moyen de ramener l’attention à l’œuvre et de la détourner du modèle ? Quant à la prose je ne sais qu’en dire ; car je ne crois pourtant pas que ce qui n’est pas vers soit prose, mais la prose est le dernier né des arts, et sans doute le plus caché. Toujours est-il que dans l’art du dessin, où l’on suit pourtant le modèle, il y a un mouvement qui continue ou termine le dessin d’après le dessin même ; et de là vient que la plus rare beauté dans un dessin n’est pas la ressemblance. Pour l’architecture, je dis la plus belle, et en même temps la plus naturelle, il se peut bien que, même dans l’exécution, il y ait plus d’un égard à ce qui est fait déjà, et qu’ainsi le commencement soit beau surtout par ce qui le continue. Contre quoi n’irait pas la manière d’écrire de Molière et surtout de Shakespeare ; car le beau n’y est pas dans le sujet, ni dans ce qui est ordonné d’avance, mais plutôt dans ce qu’on appelle les hasards du ciseau, disons dans le libre jugement, en même temps action, et qui continue comme il faut. Cette grâce est visible