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découvre. Qu’on puisse se fier aux choses et ne craindre aucun miracle, cela fait aimer la solitude. Il y a une sagesse enfin dans les plus terribles choses, qui ne promet pas beaucoup, mais aussi qui ne trompe point. Quoi qu’il arrive, il sera toujours selon l’ordre et la mesure. Et cette sécurité d’esprit double le plaisir de nos sens, quand la nature nous est favorable et bonne. Les bienfaits d’un homme laissent plus à craindre, et je sais pourquoi Jean-Jacques fuyait les villes.

L’amitié est pourtant au-dessus. L’amitié, non la société. La société est comme une amitié forcée ; l’amitié est une société libre, où la contradiction elle-même plaît, par la pensée commune qu’elle fait encore ressortir. S’il n’y a qu’un monde et qu’une vérité, il faut bien qu’il n’y ait qu’un esprit. Certes cela n’est jamais compris tout à fait ; mais le spectacle des choses, surtout inhumaines et hors de nos prises, est souvent l’occasion de le sentir avec force. Sans pouvoir former aucune idée de cette parenté entre tous les esprits et toutes les choses, nous voulons croire que nos meilleures volontés trouveront le chemin dans les choses et même parmi les hommes. Ainsi renaît l’espérance, mais toujours la foi marche la première. Deux proverbes en témoignent qui disent : « Aide-toi, le ciel t’aidera », et « La fortune aime les audacieux ». Les doctrines de la grâce et de la prière n’ont pu méconnaître l’ordre humain ; il a bien fallu subordonner le droit de grâce à la volonté du pécheur. Le Dieu objet est trop lourd.

Il faut plus de fermeté, de confiance en soi et de suite pour aimer les hommes. Je dis aimer par préjugé, non d’amitié. Malgré passions et désordre ; malgré l’ordre de société qui est souvent pire ; malgré la haine, j’entends qui vous vise. Ceux qui n’arrivent pas à aimer leurs ennemis sont ceux qui attendent un mouvement d’amitié ou de compassion. L’amour dont je parle ici