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Et si la perfection est adorable, que dirons-nous de celui qui la juge ? Il y a mieux encore pourtant, c’est celui qui la fait. Ma foi j’adore l’homme juste, courageux et bon dès qu’il se montre. Là-dessus, je ne crains ni dieu, ni diable.

Mais peut-être Dieu est-il l’objet propre du sentiment, comme le libre arbitre l’est de la foi. Car je sens Dieu en tous mes actes, et mes frères les hommes le sentent comme moi ; c’est pourquoi ils se pressent tant d’adorer ce qu’ils ne comprennent pas. Et, sans parler des cultes de fantaisie, qui résultent de perceptions fausses, il n’est guère d’homme qui ait quelque idée triomphante sans qu’il en fasse honneur à son maître. Ce mouvement est beau ; ce n’est qu’une manière de se sauver des petites causes, qui rendent lâche et paresseux.

Servir et honorer Dieu, cela sonne bien à l’égard du troupeau animal et du peuple des désirs. Oui le servir, mais non vouloir ou attendre qu’il nous serve. Aussi dans le fatras des livres sacrés, j’ai trouvé fortes et touchantes ces images de Dieu faible et nu et démuni, comme s’il ne donnait que ce qu’il reçoit ; de Dieu flagellé et crucifié ; de Dieu qui demande et attend, sans forcer jamais ; de Dieu pourtant qu’on n’implore jamais en vain, comme si toute la vertu de Dieu était dans la prière ; de Dieu consolateur, non vengeur. Mais la théologie gâte tout, par jeux d’imagination et de logique. Le mouvement des persécuteurs est plus juste, quoique aveugle, car ils vengent Dieu.

Ce monde qui m’entoure ne m’est pas étranger ni contraire. En vrai fils de la terre, j’aime le spectacle des choses, la suite des heures et des saisons. Non par fantaisie ; il est à remarquer que le fantastique, comme lutins et génies voltigeants, fait plutôt aimer la maison et les hommes. L’amour de la nature ne vient que de cette paix et de cet ordre que la perception droite y