Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

idée ; cette justice qui se fera n’est même plus justice ; ce n’est qu’un état des choses ; et l’idée que je m’en fais, de même. Et si tout se fait seul et ma pensée aussi bien, aucune pensée non plus ne vaut mieux qu’une autre, car chacun n’a jamais que celle qu’il peut avoir par les forces. Et notre marxiste doit attendre qu’une vérité aussi en remplace une autre. J’ai connu de ces penseurs qui se laissent penser comme d’autres se laissent vivre. Le vrai penseur ce serait donc le fou, qui croit ce qui lui vient à l’esprit ? Mais remontons de cet enfer. Il faut bien que je laisse le malade qui ne veut pas guérir.

CHAPITRE IX

DE DIEU, DE L’ESPÉRANCE ET DE LA CHARITÉ

Je ne sais quel philosophe anglais, d’esprit vigoureux et libre certes, a dit que l’idée de Dieu est la plus utile aux tyrans. C’est une raison d’être athée par précaution car la liberté marche la première. Et si je crois en Dieu, j’ose dire que ce sera toujours avec prudence. C’est trop de deux juges ; il n’en faut qu’un. Ainsi jamais je ne jugerai du vrai ni du juste d’après Dieu ; mais au contraire je jugerai Dieu d’après ce que je sais du vrai et du juste. Et c’est une règle de prudence contre le dieu des gouvernements. Si vous échappez en disant que Dieu est en effet tout ce qui est vrai et juste, je veux pourtant encore que ce qui fait soit supérieur à ce qui est. Cela revient à dire que rien de ce qui est n’est dieu. Il faut que je tienne l’objet ou qu’il me tienne.