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de l’action des objets. Telle est notre première pensée, et notre constante pensée ; ces soubresauts, ces frissons, ce mouvement de la vie nous accompagnent en toutes nos recherches, et à chaque instant nous en détournent, tout l’univers se repliant sur nous en quelque sorte, pour ne plus se distinguer enfin de nos mouvements, soubresauts et frémissements perçus ensemble. Ainsi la tempête, d’abord spectacle au dehors, puis menace à nos portes, finit par être en nous tempête, mais tempête de muscles seulement, tremblement, horreur, fuite éperdue, chute, effort des mains, toux, nausée, cris. Pour le témoin sans passion, cet homme-là n’est que l’animal-machine, se mouvant comme nous l’avons dit.

En ce sens, il y a une pensée instinctive, ou, pour mieux dire, une pensée qui redescend vers l’instinct, puis s’en sauve, et y retombe, ou bien s’y repose, ou bien s’y jette. Nous touchons ici aux passions ; elles seront amplement décrites plus loin d’après ces vues. Il suffit ici de dessiner à grands traits cette suite d’actions mécaniques qui assurent en tout temps la nutrition, la respiration, l’élimination, le salut immédiat. À travers quoi nous arrivons à penser le monde et ce mécanisme même du corps, comme on l’a vu, mais non sans retomber toujours au chaos crépusculaire, jusqu’à cette confusion de toutes choses dont aucun souvenir ne reste, qui est délire ou sommeil. Rien n’empêche, d’après cela, d’inventer par jeu une espèce de mythologie de la pensée animale ; mais ce n’est qu’un jeu ; car il faudrait la circonscrire bien au-dessous des sentiments et des passions. L’ordre seul, par jugement et géométrie, fait apparaître le désordre. Et qu’est-ce enfin qu’une pensée sans penseur ?