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CHAPITRE PREMIER

DU JUGEMENT

Que l’esprit reçoive la vérité comme la cire reçoit l’empreinte, c’est une opinion si aisée à redresser que le lecteur la considérera avec mépris peut-être. Elle règne pourtant sur presque tous les livres, et sur tous les esprits qui n’ont pas assez inventé en s’instruisant. La faute en est au premier enseignement, qui n’a jamais assez d’égard pour ces erreurs hardies que l’esprit enfant formerait par ses démarches naturelles. Le plus ferme jugement, dès qu’il s’essaie, se trouve pris dans des preuves irréprochables, jusqu’à ne pouvoir même en changer la forme, par l’impossibilité de mieux dire. L’esprit en reste accablé, au lieu de cette forte prise que l’on voit chez ceux qui ont appris seuls ; mais ceux-là s’empêtrent souvent, par la difficulté des choses et la puissance des passions. Les plus heureux sont ceux qu’une folle ambition de tout savoir ne travaille pas, quoiqu’ils aient tout loisir pour s’instruire comme il faut ; ceux-là considèrent naturellement, et il n’est pas de mouvement d’esprit plus juste, que la preuve d’autrui est comme indiscrète ; ils la connaissent assez, ils la devinent aux préliminaires. Même importunés, même écoutant et comprenant les parties, ils savent ne pas les lier et faire tenir debout par cette attention décisive que le marchand de preuves guette dans leurs