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Nous tenons ici l’idée morale essentielle. L’Émile marque une renaissance du sentiment moral ; c’est que le Vicaire Savoyard a bien visé. Mais aussi il y a quelque chose d’effrayant dans ce solitaire, et je comprends la fureur de Diderot et des autres moralistes de société. L’idée qui leur fait peur, c’est l’autonomie. Et il est difficile de former et de soutenir cette idée que tout ce qui est volontaire est bon et que l’esclavage intérieur est le seul mal. Quoi ? Si le jeune homme à moi confié me dit : « Je veux être ignorant et rebelle », il faut donc l’approuver ? La réponse est pourtant celle-ci : « Il s’agit de savoir si tu veux, et ce que tu veux ; toi seul tu le sais ; et si tu veux, tout va bien ». Mais on n’ose pas défaire les liens ; on craint les actions. C’est manquer de foi. Et convenons que ce système d’éducation peut conduire à de grands changements ; de cette crainte vient sans doute cette fureur si commune contre ceux qui croient que la conscience est le dernier et souverain juge. Mais je crois que la crainte des révolutions est moins puissante dans la plupart des hommes que cette peur qu’ils ont de leur propre jugement, après que le respect de l’opinion les à conduits pendant des années. Par exemple, ce qui détourne beaucoup d’hommes d’aimer la paix, c’est qu’ils ont renoncé à leur conscience devant le visage de la guerre. Si l’on ne pousse point l’idée jusque-là, en considérant quelles sont en notre temps les opinions obligatoires, on ne comprendra point cette longue suite de persécutions, ni de quoi Rousseau fut puni. L’intolérance est souvent mal comprise, et Voltaire visait à côté ; l’intolérance est premièrement une fureur contre soi.