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ment ces belles spéculations sur les principes ne sont pas directement mon objet. Je m’en tiens au Moi lui-même, et je le tiens bien. Mais réellement je ne tiens rien. Cette forme abstraite et inflexible du Je pense est indifférente à son contenu ; elle lie tout. Le rêve le plus étranger à moi est de moi puisque je m’en souviens. Que mon rêve s’ajuste à mes perceptions comme il pourra ; il est d’abord de moi, sans quoi je n’en penserais rien. C’est pourquoi il faut dire que le Moi psychologique est abstrait et sans puissance. Il peut se contredire ou se jouer de lui-même ; l’unité formelle n’est jamais menacée un seul moment ; si différent de moi-même que je sois, c’est moi-même qui suis ce Moi-là et L’Autre. Le vrai Moi les reprend aussitôt tous deux. L’unité est faite avant d’être comprise. Cette loi suprême, si on la considère avec suite, explique assez l’Idée, qui lie toujours les choses malgré les choses, et tend d’abord son fil, donnant loi à l’entre-deux de s’ordonner comme il pourra. Mais puisque le Moi est ainsi impossible à rompre, d’avance impossible à rompre, étendu d’avance au delà du possible, on voit bien qu’il y a beaucoup de différence entre un Moi et une Personne. Car il me semble que celui qui s’efforce de rester d’accord avec soi, exige de lui-même quelque chose de plus que l’identité abstraite du Je pense.

« Je suis ainsi ; telle est ma nature », voilà une pensée qui est toujours vraie, quelque fantastique qu’en soit le contenu. Comme on voit dans les passions, où l’on réalise en parlant, où l’on change par les discours. Et telle est la vérité du théâtre, que les personnages, après qu’ils ont dit, sont autres.

NOTE

Il faut saisir la personnalité dans son réduit, d’où elle juge tout et domine tout. À quoi peuvent servir trois penseurs,