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ou non, a pour sujet constant le Moi, ou pour mieux parler le Je. Quand je voudrais feindre quelque nébuleuse inconnue où je ne sois pas, quelque autre monde séparé, quelque passé avant moi, quelque avenir après moi, le sujet de ces pensées est toujours moi. Je pense tout ce qui est pensé, tout ce qui est et tout ce qui peut être, tout le possible et l’impossible ; c’est pourquoi je ne puis penser que « je ne suis pas », comme Descartes a su le mettre au jour. Telle est sans doute la loi suprême de toute logique, puisque n’importe quelle pensée, même absurde, la suppose. Je ne suis qu’un ; car si je suis deux, l’un et l’autre c’est toujours moi ; et quand je me dédouble il m’apparaît encore mieux que je ne suis qu’un ; car l’un est moi, et l’autre est moi. Je reste le même ; car si je suis tel et puis autre, c’est toujours moi qui suis tel, et puis autre. Je ne saurai jamais que je suis autre, si ce n’est point moi, le même, qui suis autre. De toute pensée je suis le sujet. Toute connaissance, toute expérience forme ainsi un tout avec toute connaissance et toute expérience que ce soit passé ou imaginaire il n’importe ; c’est d’abord et ensuite de moi et pour moi. Cette forme liante m’interdit de couper l’expérience, d’interrompre le temps, de penser deux univers. Aussitôt les deux temps sont parties d’un seul temps, et les deux univers sont parties d’un seul univers. Après avoir considéré cette nécessité de logique, au delà de laquelle on ne peut remonter, puisque l’extravagante pensée de deux Moi fait aussitôt paraître le Moi unique en qui et pour qui ils sont deux, l’illustre Kant pouvait écrire : « À ce principe est suspendue la connaissance humaine tout entière. » Et certes, en partant de là, l’esprit le plus scrupuleux trouve une merveilleuse assurance à décrire cette unité formelle de l’expérience qui ne permet jamais que rien soit séparé, soit de ce qui est en même temps, soit de ce qui précède, soit de ce qui suit. Seule-