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CHAPITRE XIV

L’INDIVIDUALITÉ

Il est bien aisé d’apercevoir en chacun les signes du métier et de la fonction, et comme ils se composent avec la nature biologique. Le maçon montre, même en son repos, le geste lent et assuré, formé par la masse de l’objet sur lequel il travaille ; le juge montre l’ennui et la défiance ; l’officier se donne importance. Ces développements sont faciles à suivre ; mais il est un peu plus difficile de passer de l’extérieur à l’intérieur en suivant en quelque sorte l’action et l’attitude. Aussi afin de ne pas tomber dans les petites remarques, qui souvent terminent tout par le rire, il est à propos de considérer la vie sociale en son action continuelle, qui est éducation, et à laquelle nul homme n’échappe.

Il est bon de redire que l’homme ne se forme jamais par l’expérience solitaire. Quand par métier il serait presque toujours seul et aux prises avec la nature inhumaine, toujours est-il qu’il n’a pu grandir seul, et que ses premières expériences sont de l’homme et de l’ordre humain, dont il dépend d’abord directement ; l’enfant vit de ce qu’on lui donne, et son travail c’est d’obtenir, non de produire. Nous passons tous par cette expérience décisive, qui nous apprend en même temps la parole et la pensée. Nos premières idées sont des mots compris et répétés. L’enfant est comme séparé du spectacle de la nature, et ne commence jamais par s’en approcher tout seul ; on le lui montre et on le lui nomme. C’est donc à travers l’ordre humain qu’il connaît toute chose : et c’est certainement de l’ordre humain qu’il prend l’idée de lui-même, car on le nomme, et