Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans être déformée. Ceux qui n’oseraient plus se fier à ces vénérables instruments nous laissent entendre qu’ils en ont d’autres ; eh bien, qu’ils les montrent.

Le système moteur, dont le muscle est l’élément, est régi par la loi d’emportement, d’après laquelle l’action précipite l’action ; ainsi est la fuite, ou la violence contre une serrure brouillée. L’entraînement et le jeu sont les plus bas degrés de l’emportement, et l’irritation en est le paroxysme. Et, dès que le système moteur domine, ce qui se reconnaît à la masse musculaire, à la richesse du sang, à la puissance de l’appareil respiratoire, alors la pensée suit toujours l’action, et s’endort en même temps qu’elle. Le pragmatisme est la loi de ces natures audacieuses, qui pensent en avant de leur poing fermé. Voilà le sanguin.

Par opposition, il est clair que le système nerveux subordonne toute l’économie aux moindres actions extérieures : car c’est bien peu de chose qu’un pinceau de couleur sur le fond de l’œil, mais en certaines natures ce délicat attouchement efface aussitôt tous les autres intérêts. De même un son harmonieux ou un grincement change toutes les idées. De là cette instabilité de l’humeur qui est le propre du nerveux et qu’il ne faut point du tout confondre avec la constance du bilieux, si bien doué pour se torturer lui-même d’après ses propres ressources. La pensée du nerveux ne s’arrête guère à lui-même, car il est sans mémoire comme le nerf ; au contraire elle se porte au dehors, avide de rechercher et de prévoir les nuances, ce qui conduit aux formes et aux lois. Le nerveux pense le monde et vit d’émotion.

Le bilieux vit de sentiments ; mais comme l’humeur est bien au-dessous du sentiment, il faut chercher ce qui, dans l’ordre biologique, correspond à cette agitation de soi par soi, hors de toute action, ce qui excite le rêve, le souvenir, la méditation sur soi et le retour aux mêmes chemins. Ici domine l’imagination, qui, ramenée à ses conditions inférieures, traduit, il me semble, la tyrannie du système nutritif, non pas par la faim et la soif, qui est commune à tous, mais plutôt par les déchets, qui ne s’éliminent point sans irriter un peu toutes les parties, ce qui fait que le bilieux, assez heureusement nommé, se sent lui-