Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quand il le voudrait. Dans l’obstination de Grandet entre aussi ce qu’il doit à l’opinion ; il lui doit d’être Grandet. De Marsay est une individualité forte ; mais l’indulgence à soi, qui est ici comme un principe anarchique en lui-même, fait qu’il ne s’élève pas à la personnalité ; aussi, dans les crises, on voit qu’il retombe à l’animal. Luther, Calvin, Pascal sont des personnes, par l’individualité surmontée, par le caractère surmonté, par l’humeur surmontée ; non pas supprimés, mais incorporés, comme on voit au style. En Montaigne aussi, mais avec moins de peine, et un retour souvent au caractère et enfin à l’humeur nue. Les trois autres sont d’humeur difficile. L’humeur égale d’un Socrate, d’un Platon, d’un Marc-Aurèle, autant qu’on peut le deviner, marque sans doute une personnalité moins puissante. Dans l’idée complète de personnalité est comprise une vertu difficile, comme celle de l’abbé Pirard. Mais Julien, faute d’individualité, n’est peut-être qu’un caractère, et même encore moins ; un charmant animal, voilà toujours à quoi il retombe. Et l’idée qui peut être retenue de ces remarques est que le psychologique, qu’ils appellent le Moi, est sans doute ce qu’il y a de plus abstrait et de moins consistant ; d’où vient que les analyses qui se bornent là sont toujours pauvres.

CHAPITRE XIII

DE L’HUMEUR

Un fantassin disait : « On n’a plus peur ; on n’a plus que des transes. » Il voulait dire qu’après avoir pensé cet avenir menaçant, sans arriver à prévoir ni même à espérer, les malheureux hommes en étaient arrivés à ne plus rien considérer hors de la chose présente, la peur n’était plus alors que le saut, l’effacement ou l’aplatissement du corps, ou bien la pression vive et