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vement perçu, sans se continuer soi-même aussi. Mais cette remarque fait voir que ce Je, sujet de toute pensée, n’est qu’un autre nom de l’entendement toujours un, et toujours liant toutes les apparences en un seule expérience. L’investigation s’arrête là. Car supposer que je perçois deux mondes séparés, c’est supposer aussi que je suis deux, ce qui, par absurdité, termine tout. Seulement ceux qui ne font pas attention aux mots se croient en présence réellement d’une chose impalpable, une, durable, immuable, d’une substance enfin, comme on dit. De là des formules comme celle-ci : Je ne me souviens que de moi-même, qui sont de simples identités ; car dire que je me souviens, c’est dire autant. Ici les mots nous servent trop bien ; par réflexion nous sommes trop sûrs du succès ; l’objet manque, et la pensée n’a plus d’appui. Une des conditions de la réflexion, c’est qu’il faut trouver la pensée dans son œuvre, et soutenant l’objet ; mais cette condition est bien cachée ; le premier mouvement est de se retirer en soi, où l’on ne trouve que des paroles. C’est pourquoi je n’ai pas de chapitre sur la connaissance de soi ; tout ce livre y sert, mais par voie indirecte, par approches ou par éclairs, comme on se voit dans une eau agitée. La question qui nous intéresse le plus n’est pas la plus simple ; je ne puis que le regretter. En dépit de ce Je qui ne change point, ce n’est pas un petit travail que de rester soi.

Ce qui est ici à noter surtout, c’est que la psychologie dite expérimentale et même la psychologie physiologique ont tout rattaché à cette frêle armature. Il n’est point peut-être de méprise plus instructive que celle-là. « Le moi n’est qu’une collection d’états de conscience » : cette formule de Hume fait voir les limites de cet esprit si vigoureux pour détruire, si naïf dès qu’il rebâtit ; car ne dirait-on pas que les états de conscience se pro-