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qui traite de l’âme et d’une vie après la mort, est bien clairement métaphysique ; mais l’autre, qui traite de nos pensées et de nos affections en se fondant sur l’expérience, est dominée par les mots bien plus qu’on ne croit.

Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. Je change, je vieillis, je renonce, je me convertis ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : je ne suis plus moi, je suis autre, se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste je suis deux, car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition Je n’existe pas est impossible. Et me voilà immortel, par le pouvoir des mots. Tel est le fond des arguments par lesquels on prouve que l’âme est immortelle ; tel est le texte des expériences prétendues, qui nous font retrouver le long de notre vie le même Je toujours identique. Ainsi ce petit mot, qui désigne si bien mon corps et mes actions, qui les sépare si nettement des autres hommes et de tout le reste, est la source d’une dialectique dès qu’on veut l’opposer à lui-même, le séparer de lui-même, le conduire à ses propres funérailles.

Cette idée de l’éternité de la personne, comme de l’identité par-dessus tous changements et malheurs, est, à dire vrai, un jugement d’ordre moral, et le plus beau peut-être. J’ajoute que cette forme pure de l’identité est-ce qui fait que nos pensées sont des pensées, car on ne peut rien reconnaître sans se reconnaître aussi, ni rien continuer, quand ce ne serait qu’un mou-