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et que l’expérience est hors d’état de jamais vérifier, il l’était aussi que le pouvoir de penser s’étend bien au delà de ce que les sens perçoivent. Il s’ajoutait à cela que la vraie philosophie arrivait toujours, et non sans raisons assez fortes, à nous mettre en garde contre les sens et à en appeler de leurs décisions à quelque autre juge. Aussi que la matière, toujours réduite à un mécanisme abstrait ainsi qu’on l’a vu, était bien incapable de se juger et de se comprendre elle-même. Enfin les recherches de l’ordre moral, sur une justice, une franchise, une amitié que nul n’a jamais rencontrées dans l’expérience, semblent pourtant contenir quelque chose de plus respectable et de plus solide que la sagesse des proverbes, toujours attentive aux conséquences. Voilà plus d’une raison de ne point mépriser d’avance les raisonnements abstraits. Mais il y a quelque chose de plus dans l’apparence logique, qui fait qu’elle est aimée sans mesure.

Sans entrer encore dans l’étude des passions on peut comprendre que l’expérience naïve est très loin de ressembler à l’expérience purifiée. Les rêves, qui laissent des souvenirs si frappants, et complétés encore par les récits qu’on en fait, qui nous représentent des voyages où le corps n’a point de part, des résurrections, des apparitions, sans compter les présages que les passions vérifient si souvent, devaient donner et ont donné en effet aux hommes l’idée d’un monde désordonné, sur qui les désirs et les prières avaient plus de puissance que les outils et les machines simples. Et, comme la persuasion et même la simple affirmation ont grande prise sur les humeurs et la fantaisie, comme aussi les prédictions sur la destinée, les accords et les oppositions de paroles ont toujours su émouvoir. La consonance même, qui fait si bien empreinte, semble encore répondre à notre attente et terminer nos doutes. Disons aussi