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chacun ; l’enfant parle naturellement avant de penser, et il est compris des autres bien avant qu’il se comprenne lui-même. Penser c’est donc parler à soi.

Certes c’est un beau moment, comme Comte l’a remarqué, que celui où l’homme, seul avec lui-même, se trouve à la fois avocat, et juge ; c’est le moment de la réflexion ; c’est même le moment de la conscience ; sans doute ne fait-on paraître le Soi qu’en parlant à soi. Mais disons que, dans ce bavardage solitaire, il y a une inquiétude qui va à la manie. D’abord on ne peut conduire sa parole, car conduire sa parole ce n’est qu’essayer tout bas et répéter tout haut ; de moi à moi Il faut que je me fie à ma parole et que je l’écoute, et la déception, qui est l’état ordinaire, irrite bientôt. On saisit ici le prix des maximes, par quoi le mécanisme participe de la sagesse. Et certainement il y a un plaisir sans mesure à répéter ; c’est se reconnaître et reprendre le gouvernement de soi ; c’est pourquoi les contes ne plaisent que dans une forme fixée.

Mais, contre ce besoin de reconnaître, il y a dans le langage comme mécanisme une exigence de changement qui est biologique, et à laquelle la musique, la poésie et l’éloquence doivent donner satisfaction. Car il faut que certaines parties se reposent et que d’autres se détendent après l’inaction. Et, faute d’une mémoire ornée de belles paroles, le bavard sans culture est jeté de discours en discours, sans pouvoir même répéter exactement ce qui offre au passage comme l’éclair d’une pensée.

Par opposition à cette misère intellectuelle, considérons qu’un beau vers est un merveilleux soutien pour la réflexion. Car d’un côté comme on ne peut dire autrement sans manquer au rythme ou à la rime, on ne peut dériver ; on s’arrête, on retrouve et on se retrouve. Mais surtout cet art de chanter sa propre pensée déve-