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et de bien loin. Car il n’est pas difficile de retenir des expériences familières, et de joindre à chacune le mot qui la désigne dans l’usage ; et le métier, là-dessus, conduit n’importe quel homme à une perfection étonnante ; mais pour les idées et les sentiments, qui importent le plus, l’homme de métier n’est toujours qu’un enfant. Au contraire, dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en système, et des lumières sur toute l’expérience, qui lui font faire aussitôt d’immenses progrès, parce que, d’un côté, il s’humanise, recevant en raccourci tout ce qui est acquis déjà, et que, d’un autre côté, suivant les mots en leurs différents âges, il trouve dans ce mouvement l’impulsion qui convient à une nature pensante que l’animalité et l’imagination occupent toujours puissamment. Il y a bien de la différence sous ce rapport entre les langues parfaites que l’on invente d’après la nature des objets, ampère, volt, ohm, et les langues populaires qui ont bien plus d’égard à la nature humaine, c’est-à-dire aux difficultés réelles que rencontre tout homme qui s’interroge. Et remarquons que, même dans les langues techniques, il est rare que l’on trouve des mots sans ancêtres, comme sont justement ceux qui sont cités plus haut. Le mot fonction, pris dans son sens mathématique, n’est pas détaché pour cela de la série politique. Équation, intégrale, convergence, limite sont encore des mots humains, malgré l’effort du technicien, qui voudrait ici nous faire oublier tout autre sens que celui qui résulte de la définition. Et cette technique, comme toute technique, tend à effacer l’idée. Toutes les fois que l’on apprend une langue vivante par les voyages, le commerce et l’industrie, on l’apprend techniquement, c’est-à-dire en vue seulement de désigner un objet sans ambiguïté ; et la trop célèbre méthode directe, qui montre l’objet en prononçant le mot,