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aussi la nuit. Il y a d’autres raisons encore ; le cri provoque l’attention, au lieu que le geste la suppose déjà ; le cri enfin accompagne l’action, le geste l’interrompt. Pensons à une vie d’actions et de surprises, nous verrons naître les cris modulés, accompagnant d’abord le geste, naturellement plus clair, pour le remplacer ensuite. Ainsi naît un langage vocal conventionnel. Mais comme l’écriture, qui n’est que le geste fixé, est utile aussi, l’homme apprend à écrire sa parole, c’est-à-dire à représenter, par les dessins les plus simples du geste écrit, les sons et les articulations. Cette écriture dut être chantée d’abord, comme la musique ; et puis les yeux surent lire, et s’attachèrent à la figure des lettres ou orthographe, même quand les sons, toujours simplifiés et fondus comme on sait, n’y correspondent plus exactement. Ainsi, par l’écriture, les mots sont des objets fixes que les yeux savent dénombrer, que les mains savent grouper et transposer. Toutefois quoique ces caractères échappent ainsi au mouvement des passions il s’est toujours exercé un effort bien naturel, pour retrouver dans ces signes la puissance magique des gestes et des cris qu’ils remplacent. Mais n’insistons pas maintenant sur cette magie du langage. Il s’agit dans ce qui va suivre, d’un langage défini, ou du moins qui veut l’être, et d’un jeu qui consiste à penser avec les mots seulement. On peut appeler discursive cette connaissance autant qu’elle est légitime ; et l’abus en peut être dialectique.

Un homme qui ne connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les idées. C’est pourquoi si on pouvait instituer une comparaison par les effets entre deux enfants, l’un qui ne ferait jamais attention qu’aux choses, et l’autre qui ne ferait jamais attention qu’aux mots, on trouverait que le dernier dépasserait l’autre à tous égards