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Il ne manque pas d’apparences qui s’effacent pour toujours, et que j’appelle erreurs, illusions, souvenirs, dont je ne me soucie guère. Aussi la grande affaire du faiseur de tours est de me donner et conserver l’idée que la muscade n’est pas un de ces fantômes-là. Saisissez bien, en partant de là, le genre de preuve qui convient à un principe de l’entendement. S’il nous était donné, d’un côté, une nature où tout serait réel conformément à l’apparence, et avant tout travail de l’entendement, de l’autre, un entendement sans objet et cherchant ses principes, l’accord entre l’un et l’autre ne pourrait être demandé qu’à la dialectique théologique, qui prouverait par exemple, que le Créateur des choses n’a pu vouloir nous tromper ; preuve bien faible s’il n’y a rien dessous. Mais qu’y a-t-il dessous ? Un univers dont le réel, par travail d’entendement, se définit par cette condition même que l’objet subsiste sous le changement continuel des apparences. Ce cube, qui se montre sous tant d’aspects, est justement pensé invariable, et ces apparences, elles aussi, ne sont apparences que d’après les directions, distances et mouvements. L’apparence ne peut pas plus anéantir ce cube qu’elle ne l’a posé. L’objet, c’est ce qui subsiste. Et le changement comme objet, c’est le changement sous lequel l’objet subsiste. Nous n’avons pas ici à choisir entre le chaos et l’ordre, mais entre la réalité et le néant. Le néant, parce que l’ordre en nous, de souvenirs et d’affections et de projets, ne se soutient que par l’ordre des choses, comme il a été dit : « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir » ; ainsi parlait Jules Lagneau qui fut mon maître, mais dont je n’ose me dire le disciple, à cause de ces petits chemins que j’ai dû tracer péniblement pour moi-même avant de comprendre, comme par rencontre, quelques-unes des formules qu’il m’a laissées en mémoire.