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et quelque obscure et inexprimable que soit ma pensée, je pense pour tout esprit ; et comme cette notion d’esprit hors de toute forme a quelque chose d’indéterminé, disons prudemment et avec sécurité que toute pensée est pensée pour l’esprit humain. C’est ainsi qu’un homme qui se croit injustement traité en appelle, dans la solitude, à quelque homme impartial, assuré qu’il est que si les hommes qui l’entourent ne s’accordent pas à son jugement, c’est qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas le comprendre. Et telle est l’idée qui se cache dans la preuve populaire, toujours invoquée, toujours contestée, du consentement universel. Il n’existe sans doute aucune question sur laquelle tous les hommes s’entendent, même concernant les opérations simples sur les quatre premiers nombres ; car il y a des fous et des idiots, sans compter ceux qu’on ne peut consulter. Cela n’empêche pas que ce soit pour la foule entière des hommes présents et à venir que l’on forme n’importe quelle pensée ; et à mesure que les démonstrations trouvent accès auprès des hommes attentifs et assez préparés, l’idée devient humaine. On voit encore par là quel appui on trouve, pour penser comme il faut, dans l’accord des plus grands esprits des siècles passés ; et que, de toute façon, il faut que cet accord se fasse, ou que l’on cherche ou aperçoive quelque moyen de le faire ; car réfuter, c’est se réfuter. Par cette raison les expressions en même temps puériles et fortes des auteurs les plus éloignés de nous, doivent finalement être reconnues comme faisant partie du bien commun, entendez de l’esprit commun. Si Platon déraisonne, ou Homère, ou l’Imitation, il n’y a plus d’esprit humain. Qui n’a pas su vaincre les différences, les métaphores, et les mythes et enfin y retrouver l’esprit commun, ne sait point penser. La culture littéraire va donc bien plus loin qu’on ne croit.