Page:Alain - Éléments de philosophie, 1941.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et j’en connais, qui croient avoir beaucoup gagné vers le vrai quand ils se sont élevés, comme ils disent, à une idée générale. Or, je n’ai jamais compris ce qu’ils allaient chercher par là ; car ce qu’il y a à connaître, c’est certainement le vrai de chaque chose, autant qu’on peut. Il me semble donc que le mouvement naturel de l’esprit est de descendre des idées aux faits et des espèces aux individus. J’avais remarqué aisément, outre cela, que presque toutes les erreurs du jugement consistent à penser un objet déterminé qui se présente d’après une idée commune à cet objet-là et à d’autres ; comme si l’on croit que tous les Anglais s’ennuient et que toutes les femmes sont folles. Et enfin il m’a semblé que les théoriciens, dans les sciences les plus avancées, sont aussi ceux qui sont le mieux capables d’approcher de la nature particulière de chaque chose, ainsi que lord Kelvin expliqua des perturbations purement électriques dans les câbles sous-marins d’après la théorie purement algébrique des courants variés, tout cela m’aidait à comprendre que les cas particuliers et les individus ne sont pas donnés à la pensée, mais plutôt conquis par elle, et non pas complètement ; et que, lorsqu’on dit que les enfants ou les ignorants en sont réduits à la connaissance des choses particulières, on parle très mal, car ils n’ont que des perceptions mal distinctes et ne voient pas bien les différences. Toujours est-il que, lorsque je m’approche d’un être pour l’observer, je le vois d’abord en gros, et de façon que je le confonde aisément avec beaucoup d’autres ; je vois un animal, un homme, un cheval, un oiseau. Même souvent, j’essaie une idée, puis une autre, me servant d’abord d’un mot puis d’un autre, ce qui est bien exactement penser par le moyen d’idées générales, mais en cherchant toujours la perception particulière. De même les anciens astronomes ont pensé la loi d’abord, lorsqu’ils