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des planètes et percevoir enfin des apparences qui se tiennent, et non plus des apparitions fantastiques. Et cela conduit jusqu’à la gravitation qui, à la bien prendre, n’est pas une construction extérieure aux choses du ciel, mais l’armature même de ces choses, ou plutôt la forme qui fait que ces choses sont des choses, et non de vains rêves, qui permet de les retrouver dans les apparences et enfin de s’y retrouver, comme le langage populaire le dit si bien.

Mais considérons, sans viser si loin, l’exemple, le plus simple, d’une pierre qui tombe. Ce n’est qu’une ombre sur mes yeux ou un frisson de mon corps, si je ne sais voir. Mais la chute comme objet est tout à fait autre chose. Car il faut alors que je me dessine le mouvement, la trajectoire, les circonstances, ce qui ne peut se faire sans les formes que j’y pense, inertie, vitesse, accélération. À quoi m’aidera l’expérimentation, soit de chute ralentie, soit de chute mesurée. Mais cette méthode d’artisan ne crée point les formes ; au contraire elle les suppose, ou bien elle n’est que tâtonnement d’aveugle. La chute des corps fut comme un mauvais rêve pour les meilleurs esprits jusqu’à Galilée ; et l’on a assez dit que les expériences informes, surtout si on les multiplie, trompent encore plus que la chose toute seule. Et c’est le mal des statistiques, qu’elles paient l’entendement en fausse monnaie. C’est toujours par la considération de la chose et par l’effort suivi pour la percevoir seulement, pour se la représenter seulement, que naissent ces rapports invisibles, pensés, posés, qui sont inertie, vitesse, accélération, force, inséparables, aussi essentiels à la perception d’une chute que la distance pensée est essentielle à la perception de cet horizon, de ce clocher, de cette allée bordée d’arbres. Le monde n’est point donné avant les lois ; il devient monde et objet à mesure que ses lois se décou-