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ABIGAÏL.

son heureuse délivrance ; à cet effet, quelques généreux tories avaient fait don au peuple de grandes tonnes d’ale, et les passants étaient forcés de trinquer avec eux.

Les maisons furent illuminées dès que vint la nuit, et ceux qui se refusèrent à suivre l’exemple général virent les vitres de leurs fenêtres brisées par le peuple, dont l’ivresse et la rébellion ne connaissaient plus de bornes.

On essaya en plusieurs endroits de disperser les rassemblements et d’éteindre les feux ; mais, soit que la milice bourgeoise fût intimidée, soit qu’elle ne se souciât pas de mettre ces ordres à exécution, ce qu’il y a de certain, c’est que les excès de la populace ne furent point combattus, et que les rues continuèrent à être encombrées jusqu’à une heure fort avancée. Quelques retardataires, trop ivres de vin pour pouvoir se défendre, furent saisis et conduits au corps de garde ; mais on les relâcha le lendemain matin, en leur adressant une simple réprimande sur leur intempérance.

À Pall-Mall, presque en face de Marlborough, on avait allumé un grand feu autour duquel plusieurs centaines de personnes étaient réunies, et on leur avait distribué force liqueurs.

Quand ces gens-là se furent égosillés pendant quelque temps à crier : « Vive Sacheverell et les tories ! » ils commencèrent à vociférer contre les ministres, et, excités sans doute par des agents d’Harley qui s’étaient glissés parmi eux, ils poussèrent trois grognements pour le duc de Marlborough, et un quatrième pour la duchesse.

Au même instant, et comme si la chose avait été convenue à l’avance, deux hommes parurent sur le lieu du désordre attelés à une chaise à porteurs : ils expliquèrent leur intention, la foule leur fit place, et ils s’arrétèrent tout près du feu. On ouvrit alors la chaise, et un des hommes qui avait l’air d’un valet, et qui pourtant était vêtu des habits de son maître, exhiba aux yeux de la foule un mannequin affublé d’une perruque de crin, d’une robe écarlate en loques et d’un masque hideux ; il avait le cou entouré de papier, et tenait un bâton blanc à la main.

« Voici le lord-trésorier d’Angleterre, le comte de Godolphin ! » hurla cet homme, avec un accent français tellement prononcé, qu’on crut généralement qu’il affectait d’imiter un mounseer.