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la petite somme que j’avais mise de côté me fut inutile, ainsi que je vous l’ai dit, depuis ma fuite je n’ai vécu que de racines et de fruits. La privation la plus cruelle que j’eus à supporter fut celle du tabac ; j’eus beau ménager ma provision, elle s’épuisa ; depuis huit jours, j’ai atteint cette Côte déserte, la mer m’attirait irrésistiblement, mon instinct me guidait vers elle. J’ai découvert à l’extrémité de ce cap, que vous apercevez d’ici, une caverne assez profonde, dont heureusement pour moi, l’abord est difficile et l’entrée tournée du côté du large ; c’est là que je me suis réfugié ; mes journées se passent à regarder les voiles blanchir à l’horizon, espérant toujours que l’une d’elles s’approchera du rivage et que je pourrai fuir cette Côte inhospitalière. La nuit j’erre dans les bois, à la recherche de fruits et de racines pour soutenir ma misérable existence. Ce matin je vous ai vu, suivant nonchalamment la plage, je m’approchai de vous ; vos traits me frappèrent ; je me dis : ou la physionomie humaine est bien trompeuse ou cet homme n’est pas un méchant, ma position était intolérable ; je vous épiai ; lorsque je crus le moment propice, je me présentai à vous. Voilà mon histoire, à présent vous savez tout ; mon sort est entre vos mains.

— Eh bien ! mon brave camarade, pour parler votre langage, il est en bonnes mains, mais puisque maintenant nous nous connaissons, ou à peu près, nous quitterons si vous le voulez bien ce maudit jargon espagnol, qui nous tord la bouche à nous autres Français, et nous fait faire des grimaces atroces, et nous reprendrons notre vieille langue gauloise.

— Vous êtes donc réellement Français ! s’écria David avec une émotion indicible.

— Pardieu ! puisque vous l’avez deviné, pourquoi le cacherais-je ? non-seulement je suis Français, compagnon, mais encore, comme vous, je suis frère de la Côte.

— Vous ! oh ce serait trop de bonheur !

— Pardieu ! mon cher capitaine, vous pouvez vous vanter d’avoir de la chance !