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LES FRANCS TIREURS

temps à autre, comme jaloux d’ajouter sa basse lugubre aux bruits sinistres de la nuit, le lamantin mêlait aux soupirs saccadés du vent ses accents mélancoliques et plaintifs comme ceux d’une âme en peine ; tout enfin présageait une tempête. L’heure était bien choisie pour une œuvre de ténèbres.

La première émotion passée, les conjurés, galvanisés pour ainsi dire par l’accent ferme et convaincu de leur chef, avaient pris bravement leur parti, sans observation, sans murmure. Ils avaient abandonné leurs armes, quitté leurs vêtements, et s’étaient silencieusement rangés sur la plage, n’attendant plus que l’ordre de se jeter à la mer.

Le Jaguar, l’œil fixe et les sourcils froncés, demeura immobile pendant quelques minutes, songeant sans doute à l’immense responsabilité qu’il assumait en vouant peut-être à la mort tant d’hommes qui avaient placé en lui leur foi et leur espoir ; enfin, il fit un puissant effort sur lui-même ; un soupir s’échappa de sa poitrine oppressée, et se tournant vers ses compagnons qui attendaient impassibles l’ordre du départ qui, pour beaucoup d’eux, devait être probablement un arrêt de mort :

— Prions, frères, dit-il d’une voix sourde.

Tous s’agenouillèrent.

Alors le Jaguar commença à prier. Sa voix fortement timbrée se mêlait aux hurlements des fauves et aux grincements de la tempête ; ses compagnons répétaient après lui ses paroles avec la foi des âmes primitives pour lesquelles les croyances léguées par les ancêtres sont les seules vraies.

C’était un spectacle touchant et terrible à la fois que celui que présentaient ces hommes primitifs à