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LES FRANCS TIREURS

on me désigne aussi quelquefois sous le nom du Sans-Pitié.

Tout cela avait été dit par le vieillard de ce ton monotone et rauque, particulier aux hommes qui, privés depuis longtemps de la société de leurs semblables, ont été astreints à un silence forcé, et pour lesquels la parole est presque devenue un travail.

Le Jaguar fit un geste de répulsion à l’aspect de cet homme sinistre, dont la lugubre réputation était parvenue jusqu’à lui avec son auréole sanglante.

Sa mémoire lui rappela immédiatement tous les traits de férocité et de cruauté imputés à cet homme, et ce fut sous l’impression de ce souvenir qu’il lui dit avec un accent de dégoût qu’il ne se donna pas la peine de cacher :

— Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ?

Le vieillard sourit d’un air railleur.

— Dieu, répondit-il, rattache tous les hommes les uns aux autres par des liens invisibles qui les font solidaires les uns des autres ; il l’a voulu ainsi, dans sa suprême sagesse, afin de rendre les sociétés possibles.

En entendant cet étrange solitaire citer le nom de Dieu, et émettre une si singulière proposition, le Jaguar sentit son étonnement redoubler.

— Je ne discuterai pas avec vous, reprit-il ; chacun dans la vie suit la voie que lui a tracé le sort, il ne m’appartient de vous juger ni en bien ni en mal ; seulement, je crois avoir le droit de dénier toute solidarité avec vous, quels que soient vos sentiments pour moi et les motifs qui vous ont amené ici ; jusqu’à présent nous sommes demeurés étrangers l’un à l’autre, je désire qu’il continue d’en être ainsi.

— Qu’en savez-vous ? Quelle certitude avez-vous