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Angela. Ah ! moi aussi, je n’hésiterais pas devant le sacrifice !…

Don Luis. Que m’importerait le reste, alors !… que m’importerait de donner à un époux imposé, ce qui est destiné à la terre ?… Ne serais-je pas maîtresse de mon âme ? Ne resterais-je pas maîtresse de mon amour ?

Angela. Oh ! vous avez dû bien aimer, vous !

Don Luis, sombre. Oui ! et qui sait ? Si je vous parle ainsi, c’est peut-être parce que j’aime encore !

Angela, moment de silence, puis sanglotant. Ah ! don Luis, je souffre bien !

Don Luis. Je ne vous dirai plus qu’un mot, doña Angela ! Des ordres sont déjà donnés pour attaquer le comte ; des espions sont déjà mis en campagne pour s’emparer de lui et le livrer à une justice sommaire !

Angela. Qu’entends-je ?

Don Luis. Et c’est vous qui l’aurez perdu.

Angela, avec force. Oh ! non ! non ! cela ne sera pas. (À part.) Mon oncle !…



Scène IV

Les Mêmes, GUERRERO.

Guerrero, bas à don Luis. Merci !

Don Luis. Rassurez cette chère enfant, elle s’imagine que vous lui tenez rigueur.

Guerrero. Moi ! je ne forme qu’un vœu, doña Angela, celui de vous rendre heureuse.

Angela. Heureuse ! mais alors pourquoi persécuter, pourquoi menacer ceux qui se sont dévoués pour moi ?

Guerrero. Parce que ceux-là se font payer leur dévoûment en vous arrachant à votre famille et en vous détournant de votre devoir.

Angela. Oh ! personne ne l’a tenté !

Don Luis. Vous voulez son bonheur, général… Qui vous dit que doña Angela veuille s’opposer au vôtre ?

Guerrero, à Angela. Dirait-il vrai !

Don Luis. Mais en un pareil jour, c’est un devoir d’oublier les offenses ! Êtes-vous donc si cruellement blessé de cette folle équipée du comte Horace, qu’il vous faille absolument vous venger ?

Guerrero. Ma chère Angela, il y a telle circonstance où le cœur est si plein de joie qu’il n’y reste plus de place pour la haine.

Angela. Et ai-je réellement quelque puissance sur votre esprit ?

Guerrero. Sur mon esprit comme sur mon cœur, ma nièce bien-aimée, peut tout.

Don Luis, à Angela. Ordonnez, alors !

Guerrero. Et j’obéirai.

Angela. Cette mise à prix cruelle, prononcée par vous, tout à l’heure, la retirez-vous ?

Guerrero. Je la retire.

Angela. Voici ma main. (À part.) Son baiser m’a fait froid jusqu’au cœur !

Don Luis, à part. Ah ! Horace, comme elle t’aime !…

Guerrero, remontant vers la galerie du fond. Mesdames, messieurs, associez-vous à ma joie, Dieu m’a envoyé un de ses anges pour me consoler des tristesses de la vie. (Allant prendre Angela par la main et l’amenant dans le cercle.) Doña Angela, ma nièce bien-aimée, consent à m’accorder sa main.

Antonia. Chacune de nous, señorita, priera le ciel pour que vous ayez tout le bonheur que vous méritez.

Guerrero, à don Luis. Eh bien, ai-je rempli la condition imposée par votre oncle ?

Don Luis. Mon cher général, le contrat de mariage n’est pas encore signé !

Guerrero. Il va l’être tout à l’heure.



Scène V

Les Mêmes, CORNELIO.

Cornelio, bas. Le Français est là !

Guerrero, haut. Quel Français ?

Cornelio, de même. Le comte Horace.

Guerrero. Elle est ici ! Parbleu c’est trop d’audace !

Cornelio. Il vient en parlementaire, et demande à être introduit.

Guerrero, bas à Cornelio. C’est bien ! (Haut.) Messieurs, la fête sera complète.

Antonia. Mais, général… Est-ce que vous allez le recevoir ici, ce flibustier ?

Guerrero, riant. Ce sera une curiosité ! (Cornelio s’approche, le général lui parle bas à l’oreille.) Cornelio, écoute. Si je te dis quand tu le reconduiras : par le grand escalier : cela signifiera, ami. Si je te dis : par les jardins, cela signifiera…

Cornelio. Qu’un accident peut arriver… compris !

Guerrero. L’accident ? c’est une des lois les plus utiles du Mexique. Introduisez M. le comte Horace d’Armançay ! (Don Luis qui observait Guerrero, s’est éloigné depuis une minute.)



Scène VI

Les Mêmes, HORACE.

Un domestique, annonçant. Monsieur le comte d’Armançay ! (Mouvement parmi les invités, les officiers se groupent autour de Guerrero.)

Horace, en tenue de soirée. Me pardonnerez-vous, général, de me présenter ainsi à vous sans avoir sollicité d’avance une introduction ; m’excuserez-vous surtout d’arriver en fâcheux, vous entretenir d’affaires alors que le plaisir, ici, est une occupation bien autrement grave que l’intérêt qui m’amène ?

Guerrero. Soyez le bienvenu, monsieur, et ne vous excusez pas. Mon temps est aux affaires publiques, avant d’être au plaisir.

Antonia, à une dame mexicaine. Mais il est très-convenablement mis, ce pirate, et il s’exprime vraiment en fort bons termes.

Guerrero. Veuillez donc me faire l’honneur de vous asseoir.

Horace. Ne me permettrez-vous pas, général, d’aller offrir mes hommages à la señora, votre nièce ? Voulez-vous bien me présenter ?

Angela. Oh ! monsieur le comte, vous vous êtes présenté tout seul et d’une façon chevaleresque dont je me souviendrai toute ma vie !… Comment pourrai-je vous exprimer ma reconnaissance ?

Horace. Votre reconnaissance, señora, ce n’est qu’à Dieu qu’il faut l’adresser ; il m’a donné la force, parce que c’était un de ses anges qui était en danger !

Antonia. Mais il est charmant, cet écumeur de mer ! (À Angela.) Señora, est-ce qu’il sont tous comme cela ?…

Guerrero, faisant asseoir le comte ; tout le monde s’assied. Monsieur le comte, vous commandez, si je ne me trompe, une expédition en marche pour la Sonore ?…

Horace. Vous ne vous trompez point, général ; du reste, j’avais déjà eu l’honneur de me trouver en rapport avec vous, si vous vous en souvenez.

Guerrero, bas. Où donc, monsieur ?

Horace, bas. À San-Francisco.

Guerrero, bas. Monsieur !

Horace, haut. Non, non, je me trompe. En Europe, n’est-ce pas ? à Paris, autant que je me le rappelle !… à Paris, où vous m’aviez presque donné rendez-vous en Sonore !… j’ai promis, et me voici ! oh ! je suis d’une exactitude de chronomètre !

Guerrero. Et, en quoi, monsieur le comte, pourrais-je vous être utile ?… (Musique au lointain.)

Horace. Voici ! (Se levant.) Mais en vérité, j’ai honte, mesdames, d’interrompre ainsi cette fête, et qu’un gentilhomme de France soit assez peu galant pour jeter des préoccupations sérieuses au milieu des plaisirs.

Guerrero, impatienté. C’est pourquoi, monsieur, il faudrait me confier le plus vite possible le motif de votre visite !

Horace, assis. Général, lorsque j’ai médite une expédition aux placers de la Sonore, vous devez bien comprendre que je n’ai point pensé partir à l’aventure et livrer au hasard les existences de trois cents braves gens qui ont eu confiance en moi. Mon itinéraire était arrêté, j’ai naturellement pris des mesures pour m’assurer vivres, munitions, transports…

Guerrero. C’était d’un sage capitaine, monsieur.

Horace, saluant. Je suis flatté de l’approbation d’un général aussi consommé que vous !… Donc, j’ai demandé au président, qui me les accorda avec le plus gracieux et le plus encourageant empressement, des passe-ports et des ordres de fournitures pour les gouverneurs des provinces. Je suis parti, et pendant un assez longtemps, mon petit détachement a trouvé chez les autorités mexicaines l’assistance promise… mais…

Guerrero. Ah !… il y a un mais ?…

Horace. Quelle médaille n’a pas son revers ?… Nous voici en Sonore… dans votre gouvernement, général… une magnifique province !… et je ne sais comment cela s’est fait, mais aucune fourniture ne s’est trouvée prête, aucune assistance ne m’a été donnée.

Guerrero. Vraiment ?

Horace. Oh ! la négligence des subalternes, général ! et vraiment, le maître ne peut s’occuper de tout ! alors voyant mes pauvres hommes sans pain, sans charriots dans ces mers de sable que nous avons à traverser, j’ai pris le parti