Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
211
LES CHASSEURS D’ABEILLES

quitté et qu’il se trouva seul devant l’hacienda, son courage fut sur le point de l’abandonner. Prévoyant le résultat de la démarche qu’il allait tenter, il hésita à entrer, car, de même que tous les amoureux, don Torribio, malgré la douleur que lui causait l’indifférence de la jeune fille, aimait mieux continuer à se bercer de folles chimères, que d’acquérir une certitude qui devait lui briser le cœur en lui ôtant à jamais l’espoir.

La lutte fut longue ; plusieurs fois le jeune homme fit le geste de tourner bride ; cependant la raison finit par prendre enfin le dessus sur la passion, il comprit combien était intolérable la position dans laquelle il se trouvait vis-à-vis de doña Hermosa et de lui-même ; coûte que coûte, il résolut d’en sortir, et, enfonçant par un mouvement nerveux les éperons dans les flancs de son cheval, qui hennit de douleur, il se lança à toute bride vers l’hacienda, redoutant, à bon droit, s’il tardait davantage, de n’avoir plus la force d’accomplir le projet qu’il avait formé.

À son arrivée au Cormillo, on lui apprit que don Pedro et sa fille étaient partis pour la chasse au lever du soleil et qu’ils ne rentreraient pas avant l’ovacion.

— Tant mieux ! murmura entre ses dents don Torribio avec un soupir de satisfaction, pour le répit que le hasard lui offrait si généreusement, et, sans s’arrêter pour se rafraîchir, comme on le lui offrait, il prit au galop le chemin du presidio de San-Lucar, tout en se félicitant à part soi du retard apporté si providentiellement, sans qu’il y eût de sa faute, à l’explication qu’il redoutait et désirait à la fois.


IV

LA TERTULIA


Nous introduirons maintenant le lecteur dans l’hacienda del Cormillo, deux jours après les événements que nous avons rapportés.

Vers huit heures du soir, deux personnes étaient assises auprès d’un brasero, car les nuits étaient encore froides, dans un salon de l’hacienda.

Dans ce salon élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain : même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix des meubles ; rien n’y manquait, pas même un piano d’Erard, chargé des partitions d’opéras chantés à Paris, et jusqu’à un magnifique orgue-harmonium, sorti des ateliers d’Alexandre ; et comme pour prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode française encombraient un guéridon de Boule.

Là tout rappelait la France et Paris, seul le brasero d’argent où achevaient de se consumer des noyaux d’olives indiquait l’Amérique espagnole. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.