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LES CHASSEURS D’ABEILLES

A deguello ! à deguello ! los salvajes unitarios[1] !

Alors il se passa, dans cette salle encombrée de monde, une scène d’horreur indescriptible.

Les arrieros, poursuivis par les soldats qui les massacraient impitoyablement en s’excitant au meurtre, se précipitaient vers la porte pour fuir la mort qui les menaçait ; le désordre était à son comble, tous voulaient sortir à la fois par cette issue trop étroite ; rendus égoïstes par la terreur, aveuglés par l’instinct de la conservation, ils s’étouffaient contre les murailles, se foulaient aux pieds, et se frappaient entre eux du couteau, pour se frayer un passage dans cette barrière de chair humaine qui s’opposait à leur fuite.

La peur rend l’homme plus cruel et plus lâche que les bêtes féroces, quand il s’agit de sa conservation personnelle ; le hideux égoïsme, qui forme le fond du cœur humain, se dévoile, tous les liens sont brusquement rompus, il n’existe plus ni parents ni amis pour lui, il est sourd à toute prière, et pousse en avant en fermant les yeux avec la stupide et aveugle fureur des taureaux furieux.

Le sang coula bientôt à flots, et les victimes s’amoncelèrent sans que la rage des soldats diminuât, ni que ceux qu’ils assassinaient songeassent à se défendre.

Enfin la digue fut rompue et les malheureux s’élancèrent au dehors, fuyant tout droit devant eux sans savoir où ils allaient, n’ayant plus qu’une pensée, échapper à la boucherie.

Ce fut en ce moment que le caporal entra dans la salle. Un effroyable spectacle s’offrit à sa vue : le sol était jonché de cadavres et de blessés étendus et râlant dans des mares de sang.

Mais il ne put retenir un cri d’horreur lorsque ses yeux se portèrent sur don Torribio.

Le lieutenant achevait d’attacher aux longues tresses de Clarita évanouie la tête de don Pablo qu’il avait sciée avec son sabre.

L’officier avait été légèrement blessé par la jeune fille aux bras et à la hanche, son sang coulait sur ses vêtements.

— Là ! dit-il d’un ton satisfait en achevant de nouer la tresse de la malheureuse aux longs cheveux de l’arriero, puisqu’elle l’aime tant, lorsqu’elle reprendra connaissance, elle pourra l’admirer à son aise, il est bien à elle maintenant, nul ne le lui enlèvera.

Puis il considéra un instant la pâle jeune fille avec une expression de luxure impossible à rendre.

— Bah ! fit-il en haussant les épaules, à quoi bon ? Attendons qu’elle rouvre les yeux. J’aurai toujours le temps de lui parler d’amour. Je préfère jouir de sa surprise quand elle se réveillera.

Et, sans plus s’occuper de ses victimes, il se mit en devoir d’aider ses soldats à compléter le massacre.

Au premier pas qu’il fit il se trouva face à face avec Luco.

— Hé ! lui dit-il, que fais-tu donc pendant que nous égorgeons les sauvages

  1. Égorgez ! égorgez les sauvages unitaires !