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On entendait de sourds murmures qui, s’échappant du sein des mornes, roulaient répercutés par les échos avec les éclats stridents d’un tonnerre lointain.

La mer, noire comme de l’encre, agitée par quelque commotion souterraine, se soulevait en vagues houleuses et venait lourdement se briser contre les rochers de la plage avec des plaintes sinistres.

Tout enfin présageait un ouragan prochain. Les habitants de Port-de-Paix, rudes marins pour la plupart cependant, et habitués de longue main à lutter contre les plus terribles dangers, subissant malgré eux l’influence de ce malaise général de la nature, s’étaient renfermés dans leurs maisons ; les rues étaient désertes et silencieuses, la ville semblait abandonnée, et l’auberge du Saumon couronné, qui d’ordinaire, à cette heure peu avancée de la nuit, regorgeait de buveurs, n’abritait sous les lambris enfumés de sa vaste salle que les deux hommes dont nous avons parlé et qui, le coude sur la table, la tête dans la main et la pipe à la bouche, suivaient d’un regard distrait les fantastiques spirales de la fumée qui s’échappait incessamment de leur bouche et se condensait en un nuage bleuâtre autour d’eux.

Des gobelets en étain, des bouteilles, des cartes, des cornets et des clés épars çà et là sur la table prouvaient que depuis longtemps déjà ces deux hommes se trouvaient dans l’auberge, et qu’après avoir essayé de toutes les distractions, ils les avaient abandonnées, soit par lassitude, soit parce que des pensées plus graves occupaient leur esprit et les empêchaient de jouir, comme ils l’auraient peut-être désiré, des plaisirs combinés du jeu et de la bouteille.

Le premier était un vieillard, plein de vigueur encore, balançant fièrement sur ses épaules une belle tête presque sexagénaire, à laquelle de longs cheveux blancs, des sourcils encore noirs, d’épaisses et grises moustaches et une ample royale donnaient un fort noble caractère. Son costume simple, mais de bon goût, était entièrement noir ; son épée, à poignée d’acier bruni, était jetée négligemment sur la table auprès de son feutre et de son manteau.

Le second, beaucoup plus jeune que son compagnon, n’avait que quarante-cinq à quarante-huit au plus ; c’était un homme aux formes athlétiques, trapu et carré ; ses traits, assez ordinaires, auraient été insignifiants sans une expression de rare énergie et d’indomptable volonté qui imprimait à sa physionomie un cachet tout particulier.

Il portait le costume luxueux jusqu’à l’extravagance de riches boucaniers, étincelant d’or et de diamants ; une lourde et massive fanfaronne entourait la forme de son feutre garni de plumes d’autruche, retenues par une agrafe de diamants, qui valait une fortune ; une longue rapière suspendue à son côté par un large baudrier était, pour plus de commodité sans doute, ramenée en ce moment entre ses jambes, deux pistolets et un poignard garnissaient sa ceinture, un ample manteau rouge était placé sur le dossier de son siège.

Depuis longtemps déjà un silence morne régnait entre les deux hommes ; ils continuaient à fumer et à s’envoyer réciproquement des bouffées de fumée au visage sans paraître songer l’un à l’autre.