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VIII

LA PRÉSENTATION

À l’heure où les exigences de notre récit nous conduisent de nouveau à l’auberge du Saumon couronné, c’est-à-dire vers midi, maître Kornic, propriétaire dudit établissement, se tenait mélancoliquement sur le seuil de sa porte, contemplant d’un air effaré les irréparables désastres causés par l’ouragan de la nuit précédente.

Le digne aubergiste avait eu grand soin de demeurer clos et couvert dans sa maison barricadée et fermée à triples verrous, et avait passé la nuit tout entière à suer et à trembler de peur, de sorte que le spectacle qu’il avait en ce moment devant les yeux, non seulement l’émerveillait, mais encore l’épouvantait lorsqu’il songeait aux terribles dangers qu’il aurait pu courir s’il ne s’était pas si prudemment tenu coi dans sa demeure.

La demie après midi sonna ; presque au même instant, cinq ou six marins entrèrent ou, plutôt, firent irruption dans l’auberge avec tant d’impétuosité, que maître Kornic fut bousculé et faillit être renversé par eux.

Cependant il ne se fâcha pas ; au contraire, il éclata d’un gros rire, et, après avoir repris à grand’peine son équilibre :

— Allons, vivement, dit-il à trois ou quatre garçons faméliques qui erraient comme des ombres dans la salle ; du vin à ces messieurs !

Les messieurs en question étaient des gaillards à faces patibulaires, aux gestes brusques et avinés, dont les costumes étaient en lambeaux, mais dont les poches rendaient à chaque mouvement de leurs propriétaires un son argentin tout à fait réjouissant.

Maître Kornic ne s’était pas trompé sur le compte des nouveaux venus ; en les voyant, il s’était frotté les mains joyeusement, en murmurant entre ses dents :

— Bon, voilà les caïmans qui commencent à accoster ; tout à l’heure nous allons rire.

Les matelots s’étaient assis à une table et avaient commencé à boire en criant à tue-tête et en parlant tous à la fois.

Après ceux-ci, il en arriva d’autres encore, si bien qu’une heure plus tard la salle était pleine de buveurs et qu’il s’y faisait un tapage et un brouhaha au milieu duquel on n’aurait pas entendu le bon Dieu tonner.

Plus de cent cinquante aventuriers étaient ainsi réunis dans un espace où une soixantaine tout au plus auraient pu tenir à l’aise ; mais ils s’étaient si intelligemment arrimés, selon leur pittoresque expression, autour des tables et du comptoir, qu’il restait encore au milieu de la salle un espace suffisant pour la circulation du cabaretier et de ses garçons.

Ceux-ci couraient incessamment de l’un à l’autre et ne savaient auquel entendre.