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professe pour vous ; ne faites rien sans me consulter, peut-être mes conseils vous seront-ils utiles.

— Je suis touché jusqu’au fond du cœur de ce que vous me dites, mon cousin, mais comment ferai-je pour vous voir ?

— Que cela ne vous inquiète pas, vous recevrez de mes nouvelles ; je n’ai qu’un mot à ajouter : soyez prudent, le soupçon le plus léger serait le signal de votre mort : ces hommes-là ne pardonnent pas, j’en ai eu la preuve.

En ce moment le duc releva la tête, il passa la main sur son front et jetant un regard impérieux au marquis comme pour lui ordonner de garder le silence, il se pencha vers le comte, et avec un accent de douceur et de tendresse que celui-ci ne lui avait vu prendre que bien rarement, il lui adressa la parole.

— Mon enfant, lui dit-il, dans un instant nous nous quitterons peut-être pour ne nous revoir jamais ; je ne veux pas me séparer de vous sans vous révéler certaines choses dont, pour le succès même de votre mission et l’apaisement de votre conscience dans l’avenir, il est nécessaire, je dirai plus, indispensable que vous soyez instruit.

— Je vous écoute avec respect et reconnaissance, monseigneur, répondit le jeune homme. Vous avez été un père pour moi, je vous dois tout ; je serais le plus ingrat des hommes si je ne professais pas pour vous la vénération la plus sincère et la plus profonde.

— Je connais vos sentiments, mon enfant, j’ai confiance dans la bonté de votre cœur et dans la rectitude de votre jugement, c’est pourquoi je veux, avant notre séparation, vous donner enfin sur l’histoire de vos premières années les éclaircissements que jusqu’à ce jour je vous avais refusés. Notre famille, vous le savez, est une des plus nobles de l’Espagne, elle remonte aux premiers temps de la monarchie ; nos ancêtres ont toujours porté haut l’honneur de notre nom, qu’ils nous ont jusqu’aujourd’hui transmis sans tache. Votre mère était ma sœur : vous voyez, mon enfant, que vous me tenez de fort près, puisque je suis votre oncle. Votre mère, doña Inez de Peñaflor, beaucoup plus jeune que moi, était encore une enfant lorsque je me mariai ; à la mort de mon père je devins tout naturellement son tuteur. À l’époque dont je vous parle, mon cher Gusman, la France et l’Espagne étaient en guerre ; pour certaines raisons inutiles à vous rapporter, ma sœur avait été placée par moi dans un couvent de la ville de Perpignan qui nous appartenait alors ; quelques années se passèrent : Perpignan, assiégé par le cardinal de Richelieu en personne, fut forcé de se rendre après une longue et héroïque défense. La ville prise, j’accourus pour retirer ma sœur du couvent et la conduire en Espagne. Je la trouvai mourante, le couvent avait été pillé par les Français. Les religieuses, chassées et dispersées, s’étaient réfugiées où elles avaient pu, ma sœur avait trouvé un asile dans une pauvre famille espagnole, où j’eus beaucoup de peine à la découvrir. Inquiet de l’état dans lequel elle se trouvait, je mandai un médecin, ce que les pauvres gens qui l’avaient recueillie n’avaient osé faire à cause de leur misère. Ma sœur ne voulait pas voir le médecin ; j’eus les plus grandes difficultés à lui persuader de le recevoir. Il demeura longtemps enfermé avec elle ; lorsque enfin il partit, je m’empressai