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— Non, mon oncle, répondit-il avec un embarras visible ; je n’hésite pas, Dieu m’en garde.

— Seulement tu refuses, fit-il en raillant.

Le jeune homme devint plus pâle, s’il est possible, à cette mordante ironie.

— Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, mon oncle, répondit-il respectueusement.

— Alors, explique-toi franchement, comme un homme, dit le gouverneur avec impatience ; qu’on sache au moins ce que tu as dans le ventre.

Bien que fort âgé, M. d’Ogeron, toujours jeune de cœur et d’intelligence, avait conservé de son ancienne vie d’aventures une irritabilité qui, à la plus légère contradiction, lui faisait monter le sang au visage et allumait en lui de terribles colères.

— Je ne demande pas mieux que de m’expliquer, mon oncle ; seulement je ne le ferai qu’à une condition.

— Laquelle ? parle.

— C’est que vous m’écouterez paisiblement et sans vous fâcher.

— Et où diable vois-tu que je me fâche, sacrebleu ! s’écria l’irascible vieillard, en frappant du poing sur la table de façon à la rompre.

— Bon ! vous voyez bien, voilà que vous commencez.

— Va au diable !

— Je ne demande pas mieux, répondit-il, en faisant un mouvement en arrière.

Mais son oncle l’arrêta prestement par les basques de son habit.

— Allons, reste ici, et causons, dit-il d’un ton aigre-doux.

— Soit ; aussi bien mieux vaut en finir tout de suite.

— C’est mon avis.

— Vous voulez prendre la Tortue ?

— Je le veux.

— Avec quoi ?

— Comment, avec quoi ?

— Dame ! vous n’avez pas la prétention de vous en emparer à vous tout seul, j’imagine.

— Parbleu !

— Alors, que comptez-vous faire ? La garnison espagnole est considérable ; l’officier qui la commande est expérimenté ; toujours il est sur ses gardes, sachant fort bien qu’un jour ou l’autre nous tenterons de le surprendre ; de plus, il a hérissé l’île de fortifications de toutes sortes.

— Je sais tout cela, après ?

— Comment après ?

— Oui, prétends-tu dire par là que l’île de la Tortue soit imprenable ?

— Je ne prétends pas dire cela, loin de là ; seulement je veux vous faire comprendre les difficultés de cette expédition, surtout en ce moment.

— Pourquoi plutôt à présent que plus tard ?

— Parce que tous nos frères les plus braves sont à la course, et qu’il ne reste presque personne ici.