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s’était retiré le cardinal Mazarin que les princes avaient contraint de s’éloigner, mais qui cependant, de ce lieu d’exil, dirigeait secrètement les affaires du roi.

Le ministre reçut l’aventurier avec distinction, l’engagea à persévérer, lui accorda gracieusement toutes ses demandes, et M. d’Ogeron, sans perdre un instant, avait quitté Bouillon et était allé à Dieppe où il s’était embarqué pour revenir à Saint-Christophe.

Mais bien des événements s’était passés en son absence, qui contraignirent le gouverneur à modifier les plans qu’il avait conçus et à ajourner pour quelque temps ses projets de réforme.

Les Espagnols avaient pris une rude initiative contre les flibustiers, les avaient battus en plusieurs rencontres, s’étaient emparés d’un grand nombre d’entre eux, qu’ils avaient pendus sans autre forme de procès, et finalement, par un hardi coup de main, avaient surpris l’île de la Tortue qu’ils avaient fortifiée aussitôt d’une façon formidable, et dans laquelle ils avaient laissé une nombreuse garnison commandée par un officier brave et expérimenté.

La perte de l’île de la Tortue portait un coup fatal à la puissance des aventuriers, en les privant d’une retraite sûre à portée de Saint-Domingue, et, par conséquent, sur le passage des galions espagnols.

De plus, c’était un échec honteux et une tache imprimée en caractères de sang sur l’honneur des flibustiers, réputés jusque-là invincibles.

Il fallait, à quelque prix que ce fût, reprendre l’île de la Tortue, ce nid d’aigle, d’où s’élançaient si sûrement les flibustiers pour fondre à l’improviste sur les colonies espagnoles.

À peine de retour dans son gouvernement, M. d’Ogeron, sans même dénoncer sa présence aux habitants de l’île, avait endossé un costume de flibustier, et monté, lui troisième, sur une chétive barque qui faisait eau de toutes parts, il avait réussi à passer inaperçu au milieu des nombreux croiseurs espagnols, et après une traversée de dix-sept jours, pendant laquelle il avait cent fois failli périr, il avait réussi à débarquer sain et sauf à Port-de-Paix. En mettant le pied sur la plage de Saint-Domingue, le gouverneur avait expédié un de ses hommes à Pierre Legrand, vieux flibustier qu’il connaissait de longue date, s’était abouché avec lui, et, après lui avoir dévoilé une partie de ses projets, il lui avait donné rendez-vous au Saumon couronné, afin de prendre les dernières mesures pour la réussite de son projet, et s’entendre avec son neveu Philippe, dont l’influence était grande parmi les flibustiers, à cause de son énergie peu commune, de son courage de lion et surtout du bonheur qui s’attachait à toutes ses entreprises.

Il avait suivi sur le visage du jeune homme l’expression d’angoisse qui s’y était montrée subitement lorsqu’il avait été fait mention de l’île de la Tortue.

Le vieillard fronça le sourcil, et, fixant un clair regard sur le jeune homme :

— Que signifie cela ? Philippe, lui demanda-t-il ; hésiterais-tu donc à attaquer les Espagnols !