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En effet, M. d’Ogeron était non seulement un homme d’action fort jaloux de l’honneur des aventuriers dont pendant plusieurs années il avait partagé les hasards, mais en sus séduit, malgré lui peut-être, par les charmes de cette existence toute d’émotions et d’imprévu, il s’était voué corps et âme au bonheur de ses compagnons d’armes et avait rêvé d’organiser leurs retraites précaires et de donner à la France de riches colonies en métamorphosant tous ces hardis oiseaux de proie, ces téméraires écumeurs de mers en habitants paisibles et en colons laborieux.

Ce projet, digne en tous points de cet homme d’un esprit si élevé et d’une intelligence si vaste, il en poursuivait sans relâche l’exécution par tous les moyens, sacrifiant jusqu’à sa fortune personnelle à sa réalisation.

Il avait, en un mot, repris en sous-œuvre la grande pensée de Richelieu qui ne tendait à rien moins qu’à parvenir, sinon à détruire complètement le pouvoir immense des Espagnols en Amérique, chose impossible quant au présent, mais du moins à le balancer si bien, qu’une grande partie des richesses du nouveau monde serait, au profit de la France, enlevée à l’Espagne.

Le gouvernement français avait semblé comprendre la grandeur de cette noble et patriotique idée ; trop faible pour appuyer efficacement M. d’Ogeron par des démonstrations belliqueuses, il n’avait pu que l’encourager secrètement à persévérer et lui donner carte blanche, s’engageant d’avance à ratifier tout ce qu’il lui plairait de faire.

Si précaire que fût cet appui tout moral, M. d’Ogeron s’en était contenté et s’était hardiment mis à l’œuvre.

Mais la tâche était des plus ardues : les flibustiers, habitués à la liberté la plus entière, à la licence la plus effrénée, n’étaient nullement disposés à courber la tête sous le joug que leur voulait imposer le gouverneur de Saint-Christophe ; ils prétendaient, avec une certaine apparence déraison, que la France, qui les avait rejetés de son sein comme des membres gangrenés de sa famille et les avait abandonnés à eux-même lorsqu’ils étaient faibles, n’avait pas le droit, maintenant que leur audace les avait rendus forts, de s’ingérer dans leurs affaires et de prétendre leur dicter des lois.

Tout autre que M. d’Ogeron aurait sans doute reculé devant cette tâche difficile de discipliner ces hommes indomptables ; mais cette puissante intelligence, soutenue par la conviction d’une grande et noble action à accomplir, se sentit aiguillonnée au contraire par les obstacles, imprévus pour la plupart, qui, à chaque pas, surgissaient de tous côtés à la fois pour entraver la réussite de ses projets ; et quatre années ne s’étaient pas écoulées encore depuis que M. d’Ogeron avait commencé cette œuvre gigantesque de réhabilitation morale, que déjà ses essais avaient porté leurs fruits et un changement notable commençait à se laisser voir dans les mœurs des aventuriers ; malgré eux, ils subissaient l’influence paternelle de cet homme qui s’était dévoué à leur bonheur et qu’ils étaient accoutumés à respecter comme un père.

M. d’Ogeron avait compris que, pour atteindre son but, il lui fallait non pas attaquer de front les lois et les coutumes de la société des Frères de la Côte, mais prendre hardiment au contraire l’initiative en se mettant lui-même à la tête de cette société, en régularisant ses actes et dirigeant ses entreprises.