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d’un parc dessiné par Le Nôtre, et dont l’aspect grandiose frappe d’admiration le voyageur qui l’aperçoit de loin, emporté par le convoi du chemin de fer.

Il en est ainsi pour tout dans ce malheureux hameau condamné à mourir d’inanition au milieu de l’abondance de ses voisins.

Ce village se composait, à l’époque de notre récit, d’une seule rue, longue et étroite, qui descendait du sommet d’une montagne assez escarpée, traversait une petite rivière et venait se terminer à quelques pas à peine de la Seine.

Cette rue, dans tout son parcours, était bordée de maisons basses et informes, serrées les unes contre les autres comme pour se soutenir mutuellement, et servant pour la plupart d’auberges aux charretiers, aux routiers et autres gens qui, à cette époque où le grand réseau de nos routes royales n’était pas encore construit, traversaient continuellement ce village et s’y abritaient pour la nuit.

Le haut de la rue était occupé par une communauté religieuse fort riche, près de laquelle s’élevait un grand bâtiment caché au fond d’un vaste jardin et servant d’hôtellerie aux personnes riches que leurs affaires ou leurs plaisirs conduisaient à cet endroit entouré à dix lieues à la ronde de luxueuses demeures seigneuriales.

Rien au dehors ne faisait reconnaître cette construction pour une auberge ; une porte basse donnait accès dans le jardin, et ce n’était qu’après l’avoir traversé dans toute sa longueur qu’on se trouvait devant la maison.

Cependant elle avait une autre entrée donnant sur une route alors assez peu fréquentée et par laquelle pénétraient les chevaux et les voitures, lorsque le voyageur était parvenu à se faire admettre par le maître du lieu.

Bien que cette maison, ainsi que nous l’avons dit, fût une auberge, cependant son propriétaire ne recevait pas tous les étrangers qui se présentaient pour y loger ; il était au contraire fort difficile sur le choix de ses hôtes, prétendant, à tort ou à raison, qu’une hôtellerie, honorée à plusieurs reprises déjà, de la présence du roi et de monseigneur le cardinal-ministre, ne devait servir d’asile ni à des vagabonds, ni à des coureurs de nuit.

Pour justifier le droit qu’il s’arrogeait, l’aubergiste avait depuis quelques mois fait badigeonner par un peintre de hasard les armes de France sur une plaque de tôle, avait fait écrire au-dessous en lettres d’or : À la Cour de France, et avait appendu cette enseigne au-dessus de sa porte.

L’auberge de la Cour de France jouissait d’une grande réputation, non seulement dans le pays, mais encore dans toutes les contrées environnantes et même jusqu’à Paris : réputation, hâtons-nous de le dire, bien méritée, car si l’hôtelier était difficile sur le choix de ses hôtes, lorsque ceux-ci étaient parvenus à entrer chez lui, il les soignait, gens et bêtes, avec un soin tout particulier et qui avait quelque chose de paternel.

Bien qu’on fût à la fin de mars et que, d’après le calendrier, le printemps fût commencé depuis quelques jours déjà, cependant le froid était vif, les arbres chargés de givre découpaient tristement leurs maigres silhouettes sur le ciel gris, et une neige épaisse et durcie couvrait la terre à une certaine profondeur.