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— Ce bon Bouillot ! fit le comte. C’est bien, mon ami ; je ne serai pas ingrat. Allez, je n’ai pas besoin de vous quant à présent.

Le geôlier remit du bois au feu, alluma une lampe et se retira.

— Ah çà ! dit le comte en riant. Dieu me pardonne ! je crois que, quoique prisonnier en apparence, je suis aussi maître que le gouverneur dans ce château, et que le jour où cela me plaira, j’en sortirai sans que nul ne s’y oppose. Que penserait M. le cardinal, s’il savait de quelle façon ses ordres sont exécutés ?

Il se mit à table, déplia sa serviette et commença à dîner de bon appétit.

Les choses se passèrent ainsi que la convention avait été faite entre le gouverneur et son prisonnier.

L’arrivée du comte de Barmont à la forteresse était une bonne aubaine pour le major qui, depuis qu’il avait obtenu de la munificence royale le commandement de ce château pour retraite, jamais jusqu’alors n’avait eu occasion de tirer un bénéfice quelconque de la position qu’on lui avait faite. Aussi se promettait-il d’exploiter son unique prisonnier ; car l’île Sainte-Marguerite, ainsi que déjà nous l’avons fait observer, n’avait pas encore acquis la réputation que plus tard elle mérita comme prison d’État.

La chambre du comte fut meublée, appropriée, autant que cela fut possible de le faire ; on lui donna, moyennant finance, bien entendu, et en le lui faisant payer fort cher, tout ce qu’il demanda en fait de livres ; la promenade même sur les tourelles lui fut permise.

Le comte était heureux, autant, du moins, que les circonstances dans lesquelles il se trouvait lui permettaient de l’être ; nul n’aurait supposé, en le voyant travailler aussi assidûment les mathématiques et la navigation, car il s’appliquait avec un soin extrême à compléter son éducation maritime, que cet homme nourrît dans son cœur une pensée de vengeance implacable et que cette pensée lui fût toujours présente.

Au premier coup d’œil, la résolution prise par le comte de se faire incarcérer lorsqu’il lui était si facile de demeurer libre, peut sembler étrange ; mais le comte était un de ces hommes de granit dont la pensée est immuable et qui, dès qu’ils ont pris un parti, après en avoir avec le plus grand sang-froid calculé toutes les chances pour ou contre, suivent la route qu’ils se sont tracée, marchant toujours en droite ligne sans s’embarrasser des obstacles qui surgissent à chaque pas sur leur chemin, et les surmontant parce qu’ils ont décidé d’abord qu’il en serait ainsi : caractères qui grandissent et se complètent dans la lutte, et qui atteignent tôt ou tard le but qu’ils se sont assigné.

Le comte avait compris que toute résistance au cardinal n’aboutirait pour lui qu’à une perte certaine ; les preuves ne manquaient pas à l’appui de ce raisonnement : s’échappant des mains des gardes qui le conduisaient en prison, il demeurait libre, il est vrai, mais exilé, obligé de sortir de France et d’errer à l’aventure en pays étranger, seul, isolé, sans ressources, toujours sur le qui-vive, contraint de se cacher et réduit à l’impossibilité d’agir, c’est-à-dire d’obtenir les renseignements nécessaires pour parvenir à se venger de l’homme qui, en lui enlevant la femme qu’il aimait, avait du même coup