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Doña Clara avait ouvert les yeux, et quoique bien faible encore, elle commençait à se rendre compte de la position dans laquelle elle se trouvait.

— Oh ! dit-elle d’une voix douce et tremblante, avec un frisson intérieur, sans ce caballero, j’étais morte ! Et elle essaya de sourire en fixant sur le jeune homme ses grands yeux pleins de larmes, avec une expression de reconnaissance impossible à exprimer.

— Comment vous sentez-vous, ma fille ? lui demanda le duc.

— Je suis tout à fait bien maintenant, je vous remercie, mon père, répondit-elle. Lorsque j’ai senti que Moreno n’obéissait plus au mors, et qu’il s’emportait, je me suis crue perdue et la frayeur m’a fait évanouir ; mais où est-il donc, ce pauvre Moreno, ajouta-t-elle au bout d’un instant, lui serait-il arrivé malheur ?

— Rassurez-vous, señorita, répondit le comte en souriant, et en le lui montrant, le voici, sain et sauf et complètement calmé ; vous pourrez même, si cela vous plait, le monter sans crainte pour votre retour.

— Certes, je le monterai, ce bon Moreno, dit-elle, je ne lui garde pas rancune de son escapade, bien qu’elle ait failli me coûter cher.

— Monsieur le comte, dit alors le duc, j’ose espérer que nous ne nous séparerons pas ainsi et que vous daignerez accepter la cordiale hospitalité que je vous offre dans mon château.

— Je ne m’appartiens pas, malheureusement, monsieur le duc, les devoirs de ma charge réclament ma présence immédiate à mon bord. Soyez convaincu que je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à votre offre bienveillante autrement que par un refus.

— Comptez-vous donc mettre aussi vite à la voile ?

— Non, monsieur ; j’espère, au contraire, répondit-il, en appuyant avec une certaine affectation sur ces mots, demeurer encore quelque temps ici.

— Alors, reprit en souriant le duc, je ne me tiens pas pour battu, je suis certain que nous nous reverrons bientôt et que nous ferons, alors, plus ample connaissance.

— C’est mon plus vif désir, monsieur, répondit le jeune homme, en jetant à la dérobée un regard sur doña Clara, qui rougit en baissant la tête.

Le comte prit alors congé et se dirigea vers Algésiras, tandis que les cavaliers s’éloignaient à petits pas dans une direction diamétralement opposée.

Le capitaine marchait tout pensif, songeant à la singulière aventure dont il avait été, si à l’improviste, le héros ; en reconstruisant les moindres détails dans son esprit, admirant de souvenir la souveraine beauté de la jeune fille, à laquelle il avait été assez heureux pour sauver la vie.

Absorbé continuellement par les mille exigences de son rude métier, presque toujours à la mer, le comte, bien qu’il eût près de vingt-cinq ans, n’avait jamais aimé ; il n’avait même jamais songé à l’amour : les quelques femmes qu’il avait entrevues jusqu’alors n’avaient produit aucun effet sur son cœur, son esprit était toujours demeuré libre devant elles, et aucun engagement sérieux n’avait encore troublé la tranquillité de son âme ; aussi fut-ce avec un certain effroi mêlé d’étonnement que, tout en réfléchissant à la rencontre qui tout à coup avait interrompu sa paisible promenade, il s’aperçut