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atteindre l’extrémité de la ville ; ils s’engagèrent dans un sentier bordé d’aloès qui s’élevait par une pente assez roide jusqu’au sommet d’une colline d’où l’on jouissait du panorama entier de la baie d’Algésiras, qui, soit dit entre parenthèse, est une des plus belles du monde.

Il était environ deux heures de l’après-midi, le moment le plus chaud de la journée ; le soleil déversait à profusion ses chauds rayons, qui faisaient étinceler comme des diamants les cailloux de la route.

Aussi chacun était-il retiré dans sa maison pour faire la siesta, de sorte que, depuis que les deux marins avaient débarqué, ils n’avaient rencontré âme qui vive, et si les Mille et une Nuits, qui ne furent traduites qu’un siècle plus tard, avaient été connues à cette époque, le comte aurait pu, sans grand effort d’imagination, se croire transporté dans cette ville des contes arabes, dont tous les habitants avaient été endormis par un méchant enchanteur, tant le silence était complet autour de lui et le paysage avait l’aspect d’un désert ; pour compléter l’illusion, la brise était tombée, il n’y avait pas un souffle dans l’air et la vaste nappe d’eau qui s’étendait à ses pieds était immobile comme si elle eût été de glace.

Le comte s’arrêta tout pensif, regardant d’un œil distrait sa frégate qui, à cette distance, paraissait grande à peine comme une balancelle.

Michel, lui, fumait plus que jamais, et les jambes écartées, les bras derrière le dos, dans cette position si aimée des matelots, il admirait la campagne.

— Tiens, tiens, fit-il tout à coup.

— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda le comte en se retournant.

— Moi, rien, capitaine, dit-il, je regarde seulement nne dame qui vient de ce côté au grand galop ; en voilà une idée, par exemple, de courir ainsi par une chaleur pareille !

« Là, tenez, capitaine, fit-il en étendant le bras un peu sur bâbord.

Le comte dirigea ses regards vers le côté que Michel lui indiquait.

— Mais ce cheval est emporté ! s’écria-t-il au bout d’un instant.

— Vous croyez, capitaine ? répondit tranquillement le matelot.

— Pardieu ! j’en suis sûr ; regarde, maintenant qu’il est plus près de nous : la personne qui le monte est désespérément cramponnée à la crinière, la malheureuse est perdue.

— Ça se pourrait bien tout de même, dit philosophiquement Michel.

— Alerte, alerte, mon gars ! s’écria le capitaine en s’élançant du côté où venait le cheval, il faut sauver cette femme, dussions-nous périr.

Le matelot ne répondit pas, il prit seulement la précaution de retirer sa pipe de la bouche et de la mettre dans sa poche, puis il partit en courant derrière son capitaine.

Le cheval arrivait comme un ouragan ; c’était un barbe de pure race arabe, à la tête petite, aux jambes fines comme des fuseaux ; il sautait par bonds furieux des quatre pieds à la fois sur le sentier étroit qu’il parcourait, les yeux pleins d’éclairs, il semblait lancer du feu par ses naseaux dilatés ; la femme qui le montait, à demi couchée sur son cou, avait saisi de ses deux