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Une heure plus tard, en effet, le comte quitta Toulon.

Tout le long de la route, les deux hommes, toujours côte à côte, buvant, mangeant ensemble, causèrent de choses indifférentes. Bouillot avait enfin reconnu qu’il était inutile d’insister davantage pour faire évader le comte ; cependant il avait, non pas renoncé, mais seulement ajourné son projet à un temps plus éloigné, comptant comme auxiliaire sur l’ennui d’une détention prolongée et d’une vie inactive et inutile sur une organisation aussi fougueuse que celle de son prisonnier.

Aussitôt arrivé à Antibes, Bouillot, sur l’ordre exprès du comte, qui semblait prendre un certain plaisir à le tourmenter, se mit en quête d’une chaloupe quelconque pour passer à Sainte-Marguerite.

Ses recherches ne furent ni longues ni difficiles ; porteur d’un ordre du cardinal, il mit en réquisition le premier bateau pêcheur qui lui tomba sous la main, et s’y embarqua avec tout son monde.

En quittant la terre ferme, le comte se retourna, et un sourire d’une expression singulière plissa ses lèvres.

Bouillot, trompé par ce sourire dont il ne comprit pas l’intention secrète, se pencha à l’oreille du gentilhomme.

— Si vous le voulez, il est encore temps, murmura-t-il.

Le comte le regarda, haussa les épaules, et, sans répondre, il s’assit à l’arrière du bateau.

— Pousse ! cria alors Bouillot au patron.

Celui-ci saisit sa gaffe, üt déborder le bateau et on partit.

Les îles de Lérins forment un groupe composé de quelques rochers et de deux îles entourées d’écueils, nommées, la première, l’île Sainte-Marguerite, et la seconde, l’île Saint-Honorat.

À l’époque où se passe notre histoire, la première seule était fortifiée ; l’autre, habitée par quelques pêcheurs, ne renfermait que les ruines encore considérables du couvent fondé par Saint-Honorat vers l’an 400.

L’île Sainte-Marguerite était inhabitée ; plate, n’offrant dans toute sa longueur qu’une anse assez peu sûre pour l’accostage des embarcations, bien qu’elle soit extrêmement fertile et que les grenadiers, les orangers et les figuiers y viennent en pleine terre, personne n’avait songé à y fixer sa demeure ; nous ne savons pas si les choses ont changé aujourd’hui.

Un fort assez important, et qui plus tard a acquis une réputation lugubre comme prison d’État, s’élevait sur l’île dont il occupait la plus grande partie.

Ce fort se composait de trois tourelles reliées entre elles par des terrasses, que le temps avait recouvert d’une mousse jaunâtre, un fossé large et profond ceignait cette forteresse.

Quelques années avant l’époque où commence notre histoire, en 1635, les Espagnols s’en étaient emparés par surprise.

Aussi le cardinal, pour éviter que se renouvelât une semblable catastrophe, avait jugé à propos de mettre le fort à l’abri d’un coup de main, en y installant une garnison de cinquante soldats d’élite, commandés par un major faisant fonctions de gouverneur ; vieil officier de fortune, auquel ce poste servait de retraite, et qui, loin des soucis du monde, menait, grâce à une entente