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la Croix de Malte, auberge, soit dit entre parenthèse, la plus vieille de France peut-être, car aujourd’hui elle existe encore, quoique intérieurement et extérieurement elle ait subi bien des changements indispensables.

Dès qu’il eut commodément installé son prisonnier dans l’auberge, François Bouillot s’en fut courir la ville.

S’il avait placé une sentinelle devant la porte du comte, c’était plutôt pour obéir à sa consigne que par crainte qu’il ne s’échappât, car il ne s’était même pas donné la peine de fermer cette porte, tant il était convaincu d’avance que malheureusement son prisonnier n’essayerait pas de la franchir.

Il demeura près de deux heures dehors.

— Vous êtes resté bien longtemps absent, lui dit le comte lorsqu’il revint.

— J’avais certaines affaires sérieuses à terminer, répondit-il.

Le comte, sans ajouter un mot, reprit la promenade de long en large que le retour de Bouillot avait interrompue.

Il y eut un instant de silence.

Bouillot était évidemment embarrassé, il allait et venait dans la chambre, feignant d’arranger certains meubles et dérangeant tout ; enfin, voyant que le comte s’obstinait dans son mutisme et ne voulait pas s’apercevoir qu’il était demeuré là, il se plaça devant lui de façon à lui barrer le passage, et le regardant fixement en se penchant à son oreille :

— Vous ne me demandez pas d’où je viens ? lui dit-il avec intention.

— À quoi boni répondit insouciamment le comte, de faire vos affaires, sans doute.

— Non, monsieur le comte, de faire les vôtres.

— Ah ! dit-il.

— Oui, la Mouette vous attend.

Le comte sourit et haussa légèrement les épaules.

— Ah ! ah ! vous songez encore à cela ; je croyais, mon cher Bouillot, qu’il était convenu entre nous que nous ne reviendrions plus sur ce sujet. C’est donc pour cela que vous avez allongé notre route, en nous faisant passer par Toulon ? Cela m’étonnait aussi ; je ne me rendais pas compte de l’étrange itinéraire que vous suiviez.

— Monsieur le comte, murmura-t-il en joignant les mains avec prière.

— Allons, vous êtes fou, mon cher Bouillot ; vous devriez cependant bien savoir que lorsque j’ai pris une détermination, bonne ou mauvaise, je ne change jamais ; brisons là, je vous prie, tout serait inutile, je vous en donne ma parole de gentilhomme.

Le vieux serviteur poussa un gémissement qui ressemblait à un râle d’agonie.

— Que votre volonté soit faite, monsieur le comte, balbutia-t-il.

— Quand partons-nous pour Antibes ?

— Tout de suite, si vous l’exigez.

— Soit, le plus tôt sera le mieux.

Après s’être incliné, le recors sortit afin de tout préparer pour le départ. Ainsi qu’on le voit, les rôles étaient complètement intervertis, c’était le prisonnier qui commandait à son gardien.