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qui s’y passe et d’être tenu au courant des événements ; il pourrait arriver tel fait imprévu qui modifierait mes intentions et me ferait désirer de recouvrer ma liberté.

— Oh ! soyez tranquille, monsieur le comte, s’écria-t-il joyeux de cette quasi-victoire et de cette promesse conditionnelle, je m’arrangerai de façon à ne pas vous laisser chômer de nouvelles ; ce n’est pas pour rien que depuis six ans je sers Son Éminence ; le cardinal est un bon maître, j’ai profité à son école et je connais plus d’un tour ; vous me verrez à l’œuvre.

— Allons, c’est convenu, nous nous entendons. Maintenant, je crois que nous ne ferions pas mal de déjeuner, avant de continuer notre route ; je me sens un appétit qui aurait grand besoin d’être calmé.

— Je vais donner à l’aubergiste l’ordre de vous servir à l’instant, monsieur le comte.

— Vous déjeunerez avec moi, Bouillot, lui dit-il en lui frappant amicalement sur l’épaule, et j’espère que jusqu’à notre arrivée à l’île Sainte-Marguerite, il en sera toujours ainsi.

— C’est beaucoup d’honneur pour moi, monsieur, certainement, mais…

— Je le veux, d’ailleurs ne faites-vous pas presque partie de ma famille ?

François Bouillot s’inclina et sortit ; après avoir commandé un copieux déjeuner, il ordonna à une partie de l’escorte de rebrousser chemin, et de retourner à Paris, puis il remonta dans la chambre, suivi par l’aubergiste qui, en un instant, couvrit une table de tout ce qu’il fallait pour faire un bon repas, et se retira discrètement, laissant ses hôtes aux prises avec les mets placés devant eux.

Le voyage se continua sans incident digne d’être noté.

La conversation du prisonnier avec son gardien avait été décisive ; celui-ci connaissait trop bien le caractère de l’homme auquel il avait affaire pour essayer de revenir sur un sujet qui avait été si nettement tranché du premier coup.

À l’époque où se passe notre histoire, la France n’était pas comme aujourd’hui sillonnée par un réseau de routes magnifiques : le moindre trajet exigeait une dépense de temps énorme ; les carrosses, lourds véhicules mal construits et plus mal suspendus, ne résistaient qu’à grand’peine aux cahots incessants du chemin, et aux ornières dans lesquelles la plupart du temps ils s’embourbaient jusqu’à demi-roue ; aussi, quelle que fût la vitesse avec laquelle on marcha, dix-sept jours s’écoulèrent avant que le prisonnier et son escorte n’arrivassent à Toulon.

Cette ville était déjà à cette époque un des principaux ports militaires de la France ; le comte éprouva un serrement de cœur indicible en y entrant.

C’était dans cette ville que sa carrière maritime avait commencé ; là pour la première fois il avait mis le pied sur un navire en qualité de garde de pavillon et avait subi les épreuves préparatoires de ce rude métier de marin dans lequel il n’avait pas tardé, malgré sa jeunesse, à obtenir une grande réputation, presque de la célébrité.

Le carrosse s’arrêta à la place au Foin, devant la porte de l’auberge de