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d’hommes armés : c’était évidemment un miracle que les deux matelots fussent parvenus à s’échapper et à tirer au large sains et saufs ; cela donna bon espoir au comte et il descendit d’un pas assuré, surveillé attentivement par son escorte qui ne le perdait pas de vue.

Les gardes avaient été avertis de longue main qu’ils auraient affaire à un officier de marine d’une violence de caractère inouïe, d’une vigueur prodigieuse et d’un courage indomptable ; aussi la résignation de leur prisonnier, résignation qu’ils croyaient feinte, ne leur inspirait-elle qu’une confiance fort médiocre et se tenaient-ils continuellement sur la défensive.

Lorsqu’ils débouchèrent dans le jardin, le chef des recors aperçut le carrosse qui stationnait toujours devant la porte.

— Eh mais, dit-il en ricanant et en se frottant les mains, voici justement notre affaire ! Dans la hâte que nous avons mise à arriver, nous avons oublié de nous munir d’un carrosse ; veuillez monter, je vous prie, monsieur le comte, dit-il, en ouvrant la portière.

Le comte monta sans se faire prier. Le recors s’adressa alors au cocher immobile sur son siège.

— Descends, drôle ! dit-il d’un ton de commandement ; au nom du roi, je mets ce carrosse en réquisition : affaire d’État ! Cède ta place à un de mes hommes ! L’Éveillé, ajouta-t-il en se tournant vers un grand coquin à la mine effrontée, si maigre que toujours on le voyait de profil, et qui se tenait auprès de lui, monte sur le siège à la place de cet homme et partons !

Le cocher n’essaya pas de résister à cet ordre péremptoire ; il descendit, et fut aussitôt remplacé par l’Éveillé. Le recors entra alors dans la voiture, s’assit en face de son prisonnier, ferma la portière, et les chevaux, enlevés par un vigoureux coup de fouet, s’élancèrent en avant, entraînant à leur suite le lourd véhicule autour duquel se groupèrent les vingt et quelques soldats de l’escorte.

Pendant assez longtemps le carrosse roula sans qu’un mot fût échangé entre le prisonnier et celui qui le gardait.

Le comte songeait, le recors dormait, ou plutôt feignait de dormir.

Au mois de mars, les nuits sont courtes déjà ; le jour ne tarda pas à paraître et de larges bandes blanchâtres commencèrent à nuancer l’horizon.

Le comte, qui jusqu’à ce moment était demeuré immobile, fit un léger mouvement.

— Est-ce que vous souffrez, monsieur le comte ? demanda le recors.

Cette question lui fut adressée avec une intonation si différente de celles employées jusque-là par celui qui l’avait fait prisonnier ; il y avait dans le son de sa voix un accent si réellement doux et compatissant, que le comte tressaillit malgré lui et regarda fixement son singulier interlocuteur ; mais autant qu’il put s’en apercevoir à la faible clarté du jour naissant, l’homme qui se trouvait devant lui avait toujours la même physionomie chafouine et le même sourire ironique stéréotypé sur les lèvres. Le comte crut s’être trompé ; et, se rejetant en arrière, il répondit ce seul mot :

— Non ! d’un ton sec, destiné à rompre toute velléité d’entretien entre lui et son garde du corps.