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Deux jets de flamme jaillirent des yeux de Montbars.

— Misérable ! s’écria-t-il, la torture à un homme inoffensif ! Oh ! Espagnols, race de vipères ! quel supplice assez horrible pourrai-je vous infliger !

Tous les assistants frissonnèrent d’épouvante devant cette colère si longtemps contenue et qui avait enfin brisé ses digues et débordait avec une violence irrésistible.

— Vive Dieu ! fit le flibustier avec un éclat sinistre dans la voix, malheur à toi, bourreau, puisque tu me rappelles que je suis Montbars l’Exterminateur ; l’Olonnais, prépare le feu sous les barbacoas du boucan.

Une terreur indicible s’empara de tous les assistants à cet ordre qui disait clairement à quel épouvantable supplice le comte était condamné ; don Stenio lui-même, malgré son indomptable orgueil, se sentit froid au cœur.

Mais en ce moment, le moine, qui jusque-là était demeuré immobile sur sa couche, insensible en apparence à ce qui se passait, se leva péniblement et, appuyé sur doña Clara et son frère, qui le soutenaient sous les épaules, il vint en chancelant s’agenouiller avec eux devant le flibustier.

— Pitié ! s’écria-t-il, pitié au nom de Dieu !

— Non, répondit durement Montbars, cet homme est condamné !

— Je vous en supplie, mon frère, soyez miséricordieux, reprit le moine avec insistance.

Tout à coup le comte sortit vivement deux pistolets cachés sous son pourpoint, et en dirigeant un sur doña Clara tandis qu’il appuyait l’autre sur son front :

— À quoi bon supplier un tigre ! dit-il, je meurs, mais par ma volonté, et je meurs vengé ! et il lâcha les détentes.

La double détonation se confondit en une seule.

Le comte roula le crâne fracassé sur le sol ; le second coup, mal dirigé, n’atteignit pas doña Clara, mais il frappa fray Arsenio en pleine poitrine et le renversa mourant aux pieds de son assassin. Le dernier mot du pauvre religieux fut :

— Pitié ! Et il expira les yeux fixés vers le ciel, comme pour une dernière prière adressée en faveur de son bourreau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au coucher du soleil, la savane était rentrée dans sa solitude habituelle ; Montbars, après avoir fait enterrer dans la même fosse la victime et l’assassin, pour que le juste protégeât sans doute le coupable devant le Très-Haut, était reparti pour le Port-Margot à la tête des flibustiers et des Caraïbes.

Doña Clara et son frère étaient retournés au hatto del Rincon, accompagnés des soldats espagnols auxquels Montbars, par considération pour les deux jeunes gens, avait consenti à rendre la liberté.

Un jour prochain nous continuerons l’histoire de ces célèbres flibustiers qui furent les premiers fondateurs de nos colonies américaines, si le récit qui précède et qui n’en est en quelque sorte que le prologue, a trouvé grâce devant le lecteur.